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Chroniques
Egmont
drame de Johann Wolfgang Goethe – musique de Ludwig van Beethoven
Le 15 juin 1810 était créée à Vienne la musique de scène conçue par Ludwig van Beethoven pour accompagner les représentations d’Egmont, drame en cinq actes que Goethe écrivit de 1875 à 1887, publié l’année suivante et porté à la scène pour la première fois le 9 janvier 1789, à Mayence. L’idée de monter la pièce aujourd’hui, avec ces inserts musicaux, n’est pas sans présenter de nombreuses difficultés. Aussi comprend-t-on aisément qu’une adaptation du texte original, due à Beate Haeckl, ait été indispensable à marier les contingences du concert et de la scène, via l’écran, tour à tour témoin ou porte vers l’extérieur, toujours rassembleur des aspirations du public, selon qu’il est plus ou moins tourné vers le théâtre ou vers la symphonie, et de celles de protagonistes jamais mis à distance par la déformation de la lumière, de la couleur ou la choséité de la texture. Signé Thomas Guiral, le travail vidéastique plonge aussi bien dans la préparation d’un spectacle sur Egmont que dans notre contexte socio-politique, mis en miroir avec les abords du lieu où nous assisterons au drame goethéen. La scénographie de Benjamin Hautin place l’orchestre en haut de scène, en bordure d’un amas de barrières, plaques de tôle, triangles de chantier, vieux pneus et sacs de gravats, de même que plusieurs scènes révèlent la Seine Musicale avant son achèvement.
Quatre comédiens sont installés lorsque le public prend tranquillement place dans la salle, lorsque s’asseyent les musiciens, lorsqu’ils accordent leurs instruments, enfin. Plusieurs mises en abime s’interpénètrent dans les premiers temps : la contemplation narquoises de l’Hôtel des Invalides par un quatuor de jeunes touristes peut-être allemands, sous une pluie d’orage, la nuit ; les interrogations de ces acteurs quand ils appréhendent Egmont ; les déclarations de la metteure en scène, Séverine Chavrier, affirmations parfois assez péremptoires dont la vertu fut sans doute de se donner l’audace nécessaire à l’aventure ; mais encore l’identification de l’orchestre comme peuple à convaincre ou à convoquer dans l’échange d’idées, le contraste entre la coquette colline en surplomb du quartier et les vues de rues moins avantagées de Paris, l’amplification des voix dans les haut-parleurs, enfin la Seine musicale elle-même – couloirs, loges, salles de répétition, cafète, escaliers, terrasse, parvis, etc. – où ce groupe d’adolescents bravache, critique et jovial prend peu à peu la mesure d’un monde en désastre. Il s’agit, au fond, d’une mise en abime unique mais exponentielle, relevant d’ailleurs d’une esthétique baroque, s’avérant si confortable qu’elle permet paradoxalement d’aborder sans émoi des sujets graves, par-delà cette vacuité infernale qu’on appelle le bon sentiment.
L’avancée dans la pièce réussit le miracle de la révélation effective des personnages, grâce à un attachement de type affectif gagné dans cette préalable proximité dépassionnée. Ainsi les dissensions au sein du groupe en révolte conduisent-elles habilement Egmont vers Egmont, anti-héros emprisonné, sous le brasier des barricades. Du quatuor masculin l’on retient surtout la grande présence des deux amis, le radical Guillaume d’Orange de Doga Gürer [photo], toujours en tourmente, et Leonard Hohm dans le rôle-titre. Quant à Klara, guerrière sereine et loyale amoureuse, elle est tenue idéalement par le jeune soprano Sheva Tehoval dont s’élève d’emblée, avant même qu’on entre vraiment dans le propos, Die trommel gerühret, aérien.
Outre l’Ouverture bien connue, ce Lied et un vaillant Freudvoll und leidvoll, gedankenvoll sein, second du genre, quatre Zwischenakte, le Clärchens Tod bezeichnend auquel succèdent Melodram et Siegessymphonie, Laurence Equilbey choisit d’ajouter à ces numéros de la Schauspielmusik zu seinem Drama Egmont Op.84 deux pages extraites d’autres sources beethovéniennes : la Trauermarsch en si mineur de Leonore Prohaska (1815), dédiée à la célèbre héroïne guerrière tombée dans la bataille de Göhrde (septembre 1813), vient accompagner la disparition de Klara, tandis que la Siegesmarsch de König Stephan Op.117 (1811) vient adroitement semer le doute sur l’aide accordée à Egmont par ses compagnons de route. Outre l’excellence des musiciens d’Insula Orchestra, saluons la tenue du drame par la cheffe française, ainsi que l’acoustique de l’auditorium inauguré ce printemps, une acoustique qu’on ne remarque pas, ce qui est exactement ce qu’on lui demande – il s’agit de venir écouter la musique, non les prouesses déraisonnablement surgonflées que d’aucuns philharmonistes tiennent pour le nec plus ultra.
BB