Chroniques

par david verdier

Don Giovanni | Don Juan
opéra de Wolfgang Amadeus Mozart

Théâtre des Champs-Élysées, Paris
- 27 avril 2013
Don Giovanni vu par Stéphane Braunschweig au Théâtre des Champs-Élysées (Paris)
© vincent pontet | wikispectacle

La fin dans le commencement. Tandis qu'éclate l'Ouverture, les protagonistes miment l'ultime scène avec, comme toujours chez Stéphane Braunschweig, les symboles qui dictent son sens à l'action. Le lit sur lequel gît le libertin est à la fois lieu de plaisir et d'agonie, et la bouche rougeoyante de l'incinérateur n'est jamais très éloignée des lèvres aguicheuses des femmes arpentant cette chapelle ardente. Tout autour, ce sont d'austères murs d'un noir mat, avec ces fenêtres qui font la marque de fabrique du metteur en scène. Au delà du détail esthétique, on relèvera l'astucieuse association observation-voyeurisme, ces parois pivotantes qui découpent l'espace scénique en une multiplicité de lieux, en adéquation avec la versatilité prédatrice de Don Giovanni. L'abstraction du détail et les tonalités en blanc et noir contraignent le spectateur à faire effort de mémoire afin de resituer la scène dans la trame générale.

L'idée d'imaginer l'action vue à travers les yeux de Leporello n'est pas mauvaise en soi, mais elle peine à s'imposer sur la durée, sans doute victime de la force de résistance du livret – impossible à résoudre, sauf à opter pour des solutions plus radicales comme chez Dmitri Tcherniakov [lire notre chronique du 3 juillet 2010] ou Michael Haneke [lire notre chronique du 15 mars 2012]. On se contentera d'imaginer le conflit intérieur du personnage quand il se masse la tempe pour lourdement signifier qu'il est en lutte avec lui-même.

Autre écueil de taille de la production, cette toute-puissance du théâtre qui déplace constamment les gestes et les situations vers un équivalent du drame parlé et non chanté. C'est le flux vivifiant de la musique de Mozart qui donne au livret de Da Ponte ses lettres de noblesse. Sans ce second « corps » musical, la prose est largement inférieure au modèle littéraire d'un Molière ou d'un Tirso de Molina (pour ne garder que les principaux). Le travail de l'homme de théâtre fait des récitatifs de réels moments de grâce, jouant sur l'ambiguïté et la séduction du verbe. On en viendrait presque à apprécier cet improbable pianoforte qui marmonne au lieu de ponctuer, laissant à la diction naturelle des chanteurs le soin de soutenir la phrase. On regrette simplement le décrochage qui s'opère entre scènes parlées et scènes chantées ; le flux en pointillé nuit à la continuité dramatique et peine à résoudre l'équation de cet opéra.

Au parfum de stupre se mêlent des décalages surréalistes dans les attitudes et l'apparence des personnages. Certains éléments sont volontairement placés en retrait – comme ces paysans en frac qui ne font qu'un avec le décor aseptisé –, d'autres versent au contraire dans la surexposition (insistance des masques de mort, Zerlina castratrice, Leporello exhibant une poupée en guise de catalogue, etc.). On ne saurait reprocher à cette réalisation un manque d’idées mais, par un jeu de superposition, celles-ci brouillent le sens général et place sur le fil du rasoir l'équilibre entre symbole et émotion.

Le plateau vocal est dominé par l'excellent Leporello de Robert Gleadow – une aubaine quand on prend en compte la dimension que cherche à lui donner la mise en scène. Le baryton-basse joue avec un instrument velouté et capable d'auto-ironie, excellent acteur de surcroît. Le duo maître-valet qu'il compose avec Markus Werba (Don Giovanni) est très convaincant, chacun se renvoyant l'énergie de son rôle. La voix manque un peu de puissance dans la scène finale mais la prestation est plus qu'honorable et ne souffre d'aucun détimbrage ou approximation. On regrettera que la mise en scène place la perversité du « grand-seigneur/méchant-homme » sur la case Grand-Guignol. Les cocktails d'extasy et de poppers rejoignent la crémation dans le salon IKEA au panthéon du plus lugubre mauvais goût.

Donna Anna (Sophie Marin-Degor) et Don Ottavio (Daniel Behle)sont excellents, mais avec des qualités propres qui ne s'accordent pas toujours. Si la première a tendance à se prendre pour Sieglinde pour démontrer que ses moyens dépassent de loin ce rôle mozartien, le second prouve au contraire que l'émotion est également affaire de rigueur, sans forcément aller chercher au delà de la projection d'un Liedersänger, mais en privilégiant un legato subtil et coloré à souhait.

Autre couple, autres bonheurs : la Zerlina volontaire de Serena Malfi, tout juste auréolée d'un récent succès dans Cenerentola à Garnier. Le jeune mezzo italien effile un Batti, batti, o bel Masetto en travaillant le liant des voyelles sans comprimer le souffle. Elle donne la réplique à un excellent Nahuel di Pierro (Masetto) à l'occasion du très rare duo Per queste tue manine, composé pour la version de Vienne. Le fiancé trompé est ici fort différent que chez Haneke, différence que la voix transmet en refusant les contrastes qu'elle faisait entendre précédemment. On tient là un chanteur de grande classe qui ne tardera certainement pas à prouver son talent dans des rôles plus ambitieux.

La Donna Elvira de Miah Persson met souvent en avant le volume vocal pour dissimuler quelques failles dans les ornements. Plusieurs montées périlleuses trahissent une tension de l’aigu, ce qui occasionne une entrée hasardeuse dans la scène du souper. Saluons la belle autorité très sonore de Steven Humes qui campe un Commandeur de haute volée, un rôle souvent sacrifié dans les productions auxquelles nous assistions ces dernières années.

L'orchestre laisse une impression mitigée, entre bonheurs absolus et franches déceptions. Jérémie Rhorer ne laisse jamais retomber la tension, quitte à escamoter une phrase et brûler le métronome par les deux bouts. Les musiciens du Cercle de l'Harmonie en redemandent et répondent au quart de tour, même quand les options débordent le raisonnable (surlignage des contrebasses dans le final, furie rythmique dans Finch'han del vino, etc.).
« L'eau prit feu
Le ciel prit feu
La cendre prit feu
La fumée prit feu
Le feu prit feu
Tout prit feu
Prit feu, prit feu »
(Eugène Ionesco, La cantatrice chauve)

DV