Chroniques

par bertrand bolognesi

Die Dreigroschenoper | L’opéra de quat’ sous
opéra de Kurt Weill

Opéra de Tours
- 27 janvier 2012
Die Dreigroschenoper de Kurt Weill à l'Opéra de Tours, par F. Berthon
© fr.berthon | opéra de tours

Coproduite avec les opéras de Metz et de Reims, c’est à celui de Tours que cette mise en scène de L’opéra de quat’sous se montre en ce moment, durant trois représentations. L’ouvrage est monté dans sa version intégralement française (textes parlés et chansons dans notre langue, partant qu’il arrive parfois que celles-ci demeurent en allemand). Dans le décor de briques grises qui structure deux espaces scéniques par un étage dont l’escalier mène à l’arène principale, actionnant une boîte à malice – les coulisses (mobiles) du commerce Peachum & Co –, signé Luc Londiveau, Bernard Pisani mène un monde d’emblèmes dans un rythme enlevé. Plus précisément, sa velléité d’un rythme enlevé rencontre obstacle dans le choix souvent maladroit d’une distribution mixte, c’est-à-dire mêlant des comédiens et des chanteurs lyriques. S’en trouve inévitablement généré un déséquilibre entre le chant potentiellement ingrat de comédiens qui, à l’inverse, affirment dans le jeu une facilité guère flatteuse pour les chanteurs. Cela dit, les uns et les autres croisent leurs efforts et leur talent dans une gouaille commune qui, pour garder des atours assez superficiels, n’en est pas moins sympathique.

1728, Londres, The Beggar’s Opera conte l’édifiante chute d’un bandit joli-cœur [lire notre critique du DVD] sans foi ni loi, séducteur parjure dont le souvenir devait attirer plus tard Bertold Brecht et Kurt Weill, puis Benjamin Britten. 1928, Berlin ; Die Dreigroschenoper (conçu à partir de la traduction d’Elisabeth Hauptmann) ouvre la nouvelle saison du Schiffbauerdammtheater, dans un parfum de scandale. Tel l’anti-héros d’Aufstieg und Fall der Stadt Mahagonny (1930), Mackie Messer finit sur l’échafaud, abandonné par les siens, honni des petit-bourgeois (violemment caricaturés dans leur criante immoralité, faisant commerce de tout et de tous), dénoncé par une putain, trahi par un vieux-frère de régiment devenu flic véreux.

Quelques instrumentistes de l’Orchestre Symphonique Région Centre Tours occupent une fosse sobrement « dépeuplée », pour accompagner, sous la battue enthousiaste de Dominique Trottein, un spectacle à la légèreté un brin appuyée qui l’apparente plus à une « opérette de quat’sous » qu’à l’opéra du titre. Avec ses chansons qui ponctuent un texte dense, ici largement élagué, et ces numéros de danse, l’œuvre pourrait bien intégrer ce genre, de prime abord. Mais à l’observer de plus près, c’est un autre manteau que revêt sa verve de music hall, ses chœurs et ensembles vocaux d’oratorios anciens, sa « contre-morale » profane. Il sera plus juste d’y reconnaître un nouveau genre, entre mystère et passion dans une veine populaire. C’est cependant vers l’opérette que Trottein et Pisani orientent leur proposition, tout comme Frédéric Pineau à travers des costumes de farces-et-attrapes. Pour non dépourvu d’intérêt que s’avère leur option, elle semble réductrice, si ce n’est insuffisante, et, en un certain sens, besogner une curieuse « récupération » des enjeux visés par Brecht et Weill en leur temps (François Villon à la Gaité, c’est un peu court).

Qu’à cela ne tienne ! La foire aux mendiants fait rire, la mise en scène se tourne elle-même en dérision par l’usage de « cartons », par exemple, et certaines incarnations, quoique outrées, sont simplement irrésistibles. Ainsi du couple Peachum, Frédéric Longbois vociférant allègrement son Jonathan au cynisme cultivé, Isabelle Vernet noyant sauvagement sa Celia dans un vibrato copieusement pochtronné. À ses deux matous redoutablement bagarreurs répondent la Polly idéalement mièvre de Sophie Haudebourg, la Lucie plus en demi-teinte d’Orianne Moretti, l’attachant Mathias d’Arnaud Toussaint et Sébastien Lemoine, Mackie d’abord un peu raide qui capte de plus en plus l’attention, offrant, dans sa première intervention chantée, un fausset d’une exquise tendresse à damner les idiotes. Deux ombres au tableau : une Jenny peu crédible qui fait sa walkyrie, un Tiger Brown inconsistant, sinon impossible.

BB