Chroniques

par bertrand bolognesi

cycle Bartók du Philharmonia Orchestra
Nikolaï Lugansky et Esa-Pekka Salonen

Théâtre des Champs-Élysées, Paris
- 25 juin 2012
le pianiste russe Nikolaï Lugansly joue le 3ème Concerto de Bartók à Paris
© caroline doutre | naïve

Avec cette soirée s’achève le cycle consacré à Béla Bartók par Esa-Pekka Salonen à la tête du Philharmonia Orchestra. Exactement un an avant la création de son opéra A kékszakállú herceg vára (Le château de Barbe-Bleue), livré dès 1911 pour n’être monté qu’au printemps 1918 [lire notre chronique du 15 novembre 2011], le compositeur hongrois voyait son premier ballet, A fából faragott királyfi (Le prince de bois), gagner avec succès les planches d’Andrássy utca – de fait, c’est la réussite de cette première qui devait inciter la scène pestoise à reconsidérer d’un autre œil son ouvrage lyrique.

De cette « pantomime » Sz.60, Bartók tire bientôt une suite destinée au concert, que le chef finlandais a choisi de jouer en ouverture du présent programme. Dès l’abord, il en révèle clairement l’aurore straussienne (via Wagner et Rheingold, comme l’Alpensinfonie, bien sûr), faisant peu à peu surgir les motifs dans une précision exemplaire que brouillent adroitement des superpositions pléthoriques. La formation britannique affiche de grands atouts au service de chaque alliage timbrique, ici tout spécialement coloré. L’opulence de cette lecture demeure vigoureusement sculptée, dans une matière épaisse que relèvent des cordes drues. Aux danses, alors, d’opposer leur franche robustesse à une subtilité toute debussyste de la nuance, dans l’aura des harpes. Pour étinceler d’une superbe rare, l’interprétation ne bigle point trop sur elle-même, fort sagement.

Après le second Concerto pour violon – donné par Tetzlaff cet hiver [lire notre chronique du 27 janvier 2012] –, nous entendons le Concerto pour piano n°3 Sz.119, ultime partition de Bartók, conçue pour sa jeune épouse pianiste dont il souhaitait qu’elle le créât (le grand désarroi dans lequel sa disparition, surenchérissant les misérables conditions de vie connues par le couple en exil, devait cependant rendre Ditta incapable de l’assumer, si bien que György Sándor, l’ami de toujours, s’en chargea en février 1946).

Nous retrouvons aujourd’hui un soliste qu’on n’attend pas dans ce répertoire : Nikolaï Lugansky [photo] fait une entrée discrète, comme à son habitude, avenue Montaigne pour « chanter » d’emblée une cantilène puissamment charpentée à laquelle il accorde judicieusement une articulation volontiers lisztienne. Après un Allegretto relativement lent et très dense, on goutte un orchestre d’une diaphanéité inouïe dans l’Adagio religioso où le piano se fait infiniment tendre. Dans une emphase soigneusement contrôlée et le strict respect d’une différentiation exemplaire des frappes, Lugansky laisse l’œuvre se réinventer sous nos yeux, comme une improvisation diablement cultivée. La colère d’accords, juste avant l’extinction du mouvement, rencontre une rage intense. Après un introït orchestral d’impressionnante tenue, la fugue virevolte sur la percussivité idéale. L’exécution ne déroge cependant pas à un souffle lyrique qui sait profiter des saveurs anciennes, comme cette modalité surprenante qui fera les premiers procédés du jeune Veress (entre autres), mais encore de Ferenc Farkas (trois influences se mêleront chez ce compositeur : une certaine modernité d’inspiration « folkloriste » de Bartók, la fréquentation des maîtres du passé, notamment les italiens baroques, mais encore celle des grandes pages chorales de Kodály). Pour autant, Lugansky et Salonen réalisent un savant mariage entre des « crudités » souvent gommées – sous prétexte qu’il s’agirait là du concerto le moins virtuose des trois ; mais n’est-ce pas dans la forme elle-même, plutôt que dans la convocation solistique, qu’une autre virtuosité s’y vérifie ?– et une élégance plus « aimable ».

Ultime opus du cycle : le Concerto pour orchestre Sz.116, commande de maestro Koussevitski pour son orchestre bostonien à un compositeur installé depuis deux ans en Amérique du nord et dont on vient de constater la leucémie qui l’emporterait trop tôt. Esa-Pekka Salonen fait frémir les cordes de l’Introduzione en grand mystère, s’appuyant copieusement sur le muscle des contrebasses et des violoncelles, mafflu. Et de ciseler les flûtes en contraste, sur un ciel de mélismes. Les cris de cordes ne s’en font que plus cinglants. De même le choral des cuivres opère-t-il en remarquable onctuosité. Quelque chose, pourtant, n’y veut pas prendre : il y a bien ceci, et puis cela et ainsi de suite, mais c’est tout. Ce sentiment insiste à l’écoute du deuxième épisode : irréprochable de technicité, la réalisation manque de pensée comme de nerf, au fond. Ainsi, après avoir admiré un superbe trio de bassons comme, dans une vitrine, des porcelaines rares qui ne servent à rien, apprécie-t-on la texture subtile de l’Elegia. Sans conteste, ce mouvement-là reste le plus concentré. On note encore la gravité de l’Intermezzo, jusqu’en ses « graisses » faussement inoffensives et la mauvaise hargne de sa « musique de cirque » que ponctue l’inconvenance des tubas. Et si le Presto conclusif déploie une formidable énergie, encore est-ce dans une plasticité tant exhibée qu’elle en rend condescendante la sauvagerie.

BB