Chroniques

par bertrand bolognesi

création de Stanze de Luciano Berio
Christoph Eschenbach dirige l’Orchestre de Paris

Théâtre Mogador, Paris
- 22 janvier 2004
le compositeur italien Luciano Berio
© dr

Luciano Berio nous quitta en mai dernier. L’Orchestre de Paris lui consacre une soirée d’hommage qu’il articule autour de la création de sa commande au compositeur, création déjà programmée l’an passée puis reportée : Stanze, pour baryton, trois chœurs masculins et orchestre. Les amis de toujours, les compagnons d’aventures artistiques, les collaborateurs, tous sont là pour un salut ému à cette grande personnalité de la musique.

En guise d’ouverture, nous entendons Ciaccona de Marc-André Dalbavie, créée à Hambourg il y a presque un an, et donnée ce soir en première audition française. Se référant autant à Bach qu’à Bartók, Murail, Grisey, mais aussi au Messiaen des dernières années avec assez d’évidence, cette pièce, dédiée à Kaija Saariaho, piège une note obstinée en un long crescendo, immédiatement suivi d’attaques répétées, comme interrompues, d’une mélodie fragmentaire s’essayant autour d’elle, et comme ne parvenant jamais à naître. Une sorte de superposition de blocs s’opère assez lentement à travers un caractère volontiers répétitif, commun à ses œuvres les plus récentes. La facture en est fine, conjuguant merveilleusement les timbres, explorant des alliages timbriques subtils, où l’on retrouve la signature de Diadèmes.

En résidence à l’Orchestre de Paris depuis 2000, Dalbavie poursuit les essais tentés encore maladroitement dans Concertate il suono, marquant une recherche nouvelle dans le domaine de la densité de l’écriture orchestrale, plus heureusement réalisés dans Color quelques mois plus tard et, enfin, dans cette Ciaccona. Autant de matière accumulée, de savoir-faire acquis ces derniers temps, qui donneront naissance à l’œuvre qui saura renouer avec l’enthousiasme de Seuils – on le souhaite. Christoph Eschenbach conduit une lecture précise autant que soignée, colorant à peine d’exquises demi-teintes.

Dernière œuvre achevée de Luciano Berio, Stanze est une cantate convoquant des moyens assez grandioses : les nombreux vents sont égayés en trois groupes dans la masse orchestrale, ainsi que trois sections de chœur, alors qu’un baryton chante et dit des poèmes empruntés à Dan Pagis, Edoardo Sanguineti, Alfred Brendel, Giorgio Caproni et Paul Celan. Le dispositif se répartit différemment que de coutume : la place des cordes, par exemple, est inversée, etc. En italien, les stanze sont les chambres d’une maison. Aussi, l’ami Renzo Piano, à qui l’œuvre est dédiée, vient-il saluer la mémoire du compositeur avant la création : « Luciano était l’architecte dont j’étais jaloux : il a construit sa musique comme une ville fantastique, comme un palais aux ailes multiples... ». Il est ému, comme chacun dans la salle, comme Mme Talia Pecker Berio se levant de la corbeille pour remercier l’accueil chaleureux que le public parisien réserve à Stanze.

Le métier de Berio sert ici une pensée inquiète de sonorités extrêmement travaillées. Dietrich Henschel mène chaque phrase avec un art certain, offrant un timbre attachant et expressif, avec des graves particulièrement nourris. Le haut-médium demeure toutefois confidentiel. Les interventions chorales – sprechgesang, invectives diverses à la manière de Passagio, par exemple, mais aussi lentes mélopées superposées – ne bénéficient pas d’une réalisation satisfaisante. La succession de climats nettement distincts s’enchaîne dans l’urgence jusqu’à un final d’une gravité troublante.

En seconde partie, Christoph Eschenbach joue Das klagende Lied de Gustav Mahler. Ballade ou cantate, cette imposante fresque inspirée d’un conte de Bechstein fut composée par un étudiant de dix-neuf ans. Rejetée par le jury du conservatoire, elle fera l’objet de plusieurs révisions avant que Mahler lui-même en dirige la création en février 1901, à Vienne. C’est cette version en deux parties qu’on donne ce soir, sachant qu’il existe un troisième mouvement, Waldmärchen, créé isolément par l’Orchestre de la Radio de Brno en 1934, puis en ouverture des deux autres en 1970. Poursuivant le cycle Mahler (qui offrit une somptueuse Troisième il y a peu), l’interprétation ne dédaigne pas le recours à une certaine théâtralité. Dès le début de la première partie, le danger se fait sentir, entretenu par un suspense rondement mené. La sonorité se révèle savamment construite. Parmi les solistes, Susan Anthony reste en-deçà de ses possibilités, avec de gros soucis d’intervalles et des portamenti mal venus, tandis que Dagmar Pecková colore magistralement chaque mot. C’est indéniablement le ténor Paul Groves qui ravit la salle par un timbre d’une saine clarté, une projection parfaite au service d’une diction splendide, des legati élégants et une vaillance fort appréciable. En revanche, les hommes du Chœur de l’Orchestre de Paris entraînent souvent la formation vers des abysses désolants.

BB