Chroniques

par jorge pacheco

création de Revelación de Hilda Paredes
Court-circuit ouvre la saison

Théâtre des Bouffes du nord, Paris
- 19 septembre 2011
Benjamin Chelly photographie Hilda Paredes
© benjamin chelly

Le Théâtre des Bouffes du Nord ouvre ce lundi sa saison 2011-2012 avec un concert de l’ensemble Court-circuit dirigé par Jean Deroyer. Portant fièrement dans son auguste intérieur les traces de ses cent trente-cinq ans d’existence, ce théâtre magique est l’image même d’une programmation artistique fascinante qui conjugue tradition et renouveau, où se succèdent spectacles de théâtre, de musique et de danse qui vont du baroque à la création contemporaine.

Court-circuit (qui fête cette saison-ci ses vingt ans) joue trois œuvres de compositeurs actuels en pleine force créatrice : Pri em hru de l’Espagnol Alberto Posadas (né en 1967), Le nubi non scoppiano per il peso de l’Italien Mauro Lanza (1975) et Revelación, œuvre née de la collaboration entre la compositrice mexicaine Hilda Paredes (1957) [photo] et la danseuse et chorégraphe Ana Luján Sánchez. La réunion de ces trois pièces aux esthétiques fort différentes est particulièrement cohérente car chacune à sa manière aborde la condition humaine, la confrontation de l’homme au doute existentiel, à ce qui le dépasse, et pose la question de la fonction rituelle de la musique.

La première d’entre elles, Pri em hru (créée en 1994) aborde un des plus grands mystères de l’existence, celui de la mort. Elle s’inspire du culte funéraire de l’Ancien Égypte, selon lequel l’esprit séparé du corps devait, pour accéder à l’au-delà, traverser un monde intermédiaire obscur et dangereux, comme le soleil qui chaque jour ressuscite après l’obscurité de la nuit. Le Livre des morts, qui accompagnait le défunt dans sa tombe, réunissait une série de sortilèges destinés à l’aider dans ce périple, afin qu’il puisse « sortir au jour » (pri em hru), c'est-à-dire à la lumière d’une nouvelle existence. Cet aspect cérémonial imprègne toute la partition : d’emblée des triangles attribués aux musiciens non percussionnistes ouvrent par des coups d’appel la session rituelle et ne reviennent qu’à la fin, une fois la transformation accomplie, pour refermer la parenthèse. Aussi, l’idée de la transformation et du passage est-elle présente dès le début dans le timbre en perpétuelle mutation produit par le relais entre les différents instruments de l’ensemble sur une même hauteur. Cet effet, qui exige un équilibre parfait dans l’entrée de chaque instrument au profit d’une sonorité globale qui semble bouger sur place, est brillamment réussi par les musiciens de Court-circuit, en parfaite connivence sous la direction précise et humble, mais émotionnellement engagée, de Jean Deroyer. La quête de la lumière se matérialise dans la partition par une permanente ascension au registre aigu, figuralisme de l’élévation et source, aussi, d’une importante dramatisation sonore qui pourrait, par son insistance, fatiguer facilement l’auditeur. Cependant, Posadas dose habilement la tension en ne prenant jamais deux fois le même chemin de montée, en introduisant maintes variations de timbre aux sommets, et surtout en les quittant à chaque fois de manière différente, soit par une interruption, soit par une transformation progressive. Court-circuit garde tout au long de l’exécution une parfaite maîtrise de la courbe de tension de la pièce, ce qui est fondamental pour éviter la monotonie de la perpétuelle ascension dans le registre aigu et pour emporter l’auditeur avec fluidité.

Le nubi non scoppiano per il peso (création française) s’inspire d’un passage célèbre de l’Ancien Testament, le Livre de Job. Pour prouver à Satan la fidélité de Job, exemple de vertu, Dieu lui donne la liberté d’agir sur lui, à condition qu’il ne menace pas sa vie. Le Diable détruit tout ce que Job possède, tue la totalité de sa famille et le rend grièvement malade. Commence alors le long questionnement existentiel de Job qui se demande pourquoi le malheur frappe indifféremment le bon comme le mauvais. À cela, Dieu lui-même répond par une série de questions qui ont pour but de révéler à quel point la compréhension humaine est petite face à l’infini du regard divin, et qui, en gros, l’invitent à ne pas s’interroger autant. Il ne faut pas perdre de vue que cette histoire s’adresse à des hommes qui craignent encore la vengeance des dieux païens et auxquels on veut transmettre la foi en un dieu qui agit seulement par bonté. L’œuvre de Lanza prend comme point de départ la question de Job sur la pluie qui tombe indifféremment sur des terres cultivées ou inhabitées. Pour cela, il se sert d’une « machine à pluie », dispositif qui dispense, de manière contrôlée, des gouttes d’eau tombant sur des vases, des cloches et des planches d’acier brûlant, disposées sur une table qui traverse la scène. Les critiques que pourraient susciter l’intromission d’un tel engin dans un espace sacré s’oublient quand on comprend que celui-ci se trouve au cœur même de la conception de l’œuvre. Non seulement la machine décrète le principe sonore de la chute, le coup et la résonance, qu’imprègne toute la partition, mais lui donne aussi un caractère théâtral qui met l’auditeur dans une incertitude semblable à celle de Job. Cette dimension dramatique est conjurée par l’intervention de la magnifique Omo Bello, soprano à la présence solennelle et mystérieuse, et à la voix d’une pureté et d’une richesse de timbre dignes d’admiration, qui coïncide avec l’inactivité de la machine à pluie. Il est dommage, cependant, que le texte chanté ne soit pas disponible dans le programme, ce qui permettrait à l’auditeur d’aller plus loin dans la réflexion à laquelle on l’invite.

Revelación (création mondiale) se penche sur la réalité temporelle et le rapport à autrui, thèmes inspirés à la compositrice et à la chorégraphe par la peinture de Remedios Varo. La communion entre musique et danse est totale au point que les deux arts pénètrent dans l’espace vital de l’autre. Ainsi, deux musiciens de l’ensemble (clarinette et cor) s’aventurent-ils sur la scène réservée aux danseurs pour exécuter des solos. À leur tour les danseurs miment une étrange production du son qui donne un peu l’impression d’une rencontre entre deux univers parallèles. Simple et belle est l’idée chorégraphique de construire des mouvements en miroir de ceux du chef d’orchestre, véritable point de convergence entre deux arts jumeaux. L’abolition des limites dans l’espace réservé à chacun se manifeste aussi quand l’entrée sur scène des musiciens est théâtralisée par les danseurs, grâce à l’utilisation de chapeaux haut-de-forme, symbole de l’homme-personnage, du rôle à accomplir dans le théâtre et dans la vie, lancés au sol avant que la musique commence, à l’exception de ceux des solistes qui sur scène circulent entre les deux univers.

Ces trois pages construisent un concert aux dimensions très convenables, mené à bout avec excellence par Court-circuit. L’engagement de chaque musicien est total (en témoignent les crins arrachés des archets) et se transmet à l’auditeur par une grande énergie vitale. Heureuse rencontre, donc, que celle de cette salle et de cet ensemble que nous pourrons revoir le 20 février 2012.

JP