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création de Delectatio morosa de Jacques Lenot
Sturm und Klang joue Poulenc et Webern
Avec une seizième édition consacrée à Vienne, le festival Clef de soleil ose le grand écart entre le règne de la valse dans les bals fin de siècle et l’enracinement de la modernité, via une Seconde École marquant le glas de l’empire austro-hongrois. Par son sous-titre (Densité et légèreté) et son contenu (Webern, Poulenc, Lenot), le concert de ce soir s’inscrit parfaitement dans cette thématique, confié à l’ensemble belge Sturm und Klang que fonda Thomas Van Haeperen voilà plus de quinze ans.
Dans la biographie disponible depuis une décennie, Alain Galliari évoque en ces termes Anton von Webern (1883-1945) : « une âme solitaire et inquiète, habitée par une quête artistico-métaphysique sans fin, sur fond d’obsession du mystère et de la Loi l’ordonnant, et cherchant le chemin de l’absolu dans l’édification d’une œuvre absolue » (Fayard, 2007) [lire notre critique de l’ouvrage]. De par sa mort brutale, ce pilier de « la musique future » annoncé par Boulez [lire notre chronique du 31 mars 2009] laisse plusieurs pages en jachère, lesquelles seraient créées entre 1962 et 1969, dans leur majorité. Écrite en 1914, la Sonate pour violoncelle voit le jour à Cleveland, le 3 juin 1970. Avec un archer nourri d’âpreté (Catherine Lebrun) et une frappe puissante au piano (Fabian Coomans), les interprètes font honneur au caractère épique et tourmenté de cette ébauche de « grande pièce » en deux mouvements.
Le soixantième anniversaire de Schönberg en exil est l’occasion, pour son ancien élève, d’une œuvre dédicacée pour neuf musiciens : Konzert Op.24 (1935). « Contrainte, liberté et clarté sont les maîtres mots de la partition, rappelle Galliari, qui cherche une autre voie que l’uniformité exigeante du canon […] et les miroitements polyphoniques et timbriques paradoxaux. » Plutôt que l’affliction évoquée plus haut, c’est la tendresse qui domine Etwas lebhaft, portée par l’éclat lumineux du violon (Maxime Stasyk). D’une grande délicatesse d’exécution, Sehr langsam préfère également l’esquisse de climats en demi-teinte à cet expressionnisme qui attend Sehr rasch pour s’affirmer.
Francis Poulenc (1899-1963) vit sa jeunesse sous l’influence de Stravinsky – du Concertino pour cordes, il dit qu’il « exprime en cinq minutes ce que Brahms et l’école allemande peinent à dire en une heure ! » (1921) –, mais un autre nom revient régulièrement sous sa plume : « Mozart d’abord » (1928), « Mozart aérien et mordant (1934), « Mozart, par-dessus tout » (1952). Après Le joueur de flûte berce les ruines, une page brève de 1942 livrée avec une souplesse mélancolique depuis le balcon de la salle (Anne Davids), nous retrouvons dans le Sextuor (1931/1940) ce que l’apprenti doit d’avoir aimé les deux maîtres, avec ses hautbois et clarinette (Ine Nuyttens et Philippe Saucez) entre tendresse et virtuosité – confirmant d’ailleurs un goût du Français pour les vents [lire notre critique du CD Musique de chambre].
La gloire si justifiée d’Apollinaire a éclipsé celle de Max Jacob, regrette Poulenc qui, pour sa part, estima l’un et l’autre [lire notre critique du CD Mélodies]. Preuve en est Le bal masqué (1932), « sorte de Carnaval nogentais avec les portraits de quelques monstres aperçus, dans mon enfance, aux bords de la Marne ». Quintessence de l’esprit canaille du trentenaire, avec basson farceur (Bert Helsen), percussion expressive (Jean-Louis Maton) et galopades pianistiques, cette cantate profane célèbre le cocasse et magnifie le vulgaire, formant avec Motets pour un temps de pénitence (1939) le portrait d’un Poulenc-Janus. Tout en fermeté et rondeur, le ténor Lorenzo Carola incarne bien cet univers cruel et bouffon.
Qui défendra la musique de son temps, sinon l’instrumentiste ? Directeur artistique du festival et corniste de Sturm und Klang, Denis Simándy pose la question alors qu’on crée ici Delectatio morosa, première de trois pièces que Jacques Lenot (né en 1945) dédie à l’ensemble bruxellois. L’auteur de Propos recueillis [lire notre chronique du 21 mai 2016] a construit l’essentiel de son œuvre sur le deuil – au point de se dire « mangé par ce travail de perte » [lire notre critique de l’ouvrage Utopies & Allégories] –, mais à en croire cette référence à l’imagination désirante, Thanatos aujourd’hui détèle ! Devrions-nous chercher des étincelles érotiques, elles seraient moins dans un piano fougueux qui d’emblée alterne avec de courts segments sertis de silence, que dans des échanges entre cordes et trompette (Bram Mergaert), entre un violon et quelques cuivres. Mélange de langueurs et de cahots, Delectatio morosa nous envahit de son charme puissant.
LB