Chroniques

par bertrand bolognesi

Claudio Monteverdi | Il ritorno d’Ulisse in patria (concert)
Emiliano Gonzalez Toro et I Gemelli

Théâtre des Champs-Élysées, Paris
- 23 octobre 2021
Pinturicchio : Il ritorno d'Ulisse, 1508 || Claudio Monteverdi, 1640
© dr | Bernardino di Betto, dit Pinturicchio – il ritorno d’Ulisse, 1508

L’exploration montéverdienne du jeune ensemble instrumental I Gemelli, fondé il y a trois ans, se poursuit au fil d’une nouvelle tournée d’Il ritorno d’Ulisse in patria, le huitième opéra – tragedia di lieto fine en trois actes précédés d’un prologue –, créé à Venise en février 1640, soit vingt-et-un printemps après l’Orfeo fondateur où nous applaudissions la présente équipe il y a près d’un an, à l’Arsenal de Metz [lire notre chronique du 14 octobre 2020].

Aux atouts naturels que le ténor Emiliano Gonzalez Toro a si bien cultivés s’allie le talent de savoir bien s’entourer, ce concert en témoigne une nouvelle fois. Ainsi retrouve-t-on ce soir nombre d’artistes que nos oreilles ont bien souvent fréquentés. Formant hémicycle autour des claviers superposés du clavecin et de l’orgue, les musiciens tiennent le public en haleine durant cette exécution qui, pour s’afficher de concert, ne s’en révèle pas moins hautement théâtrale, sans qu’il lui soit nécessaire de recourir à quelque espace plus échafaudé ni à d’autre art de la scène que celui du jeu. Outre d’incarner le vainqueur de Polyphème en route pour Ithaque, celui que les dieux élurent pour sa malignité salutaire, le maître d’œuvre se tient en touche gauche du plateau du Théâtre des Champs-Élysées ; des paupières, d’un sourcil, d’un petit mouvement de mèche, il indique là départs et inflexions, sans s’engager plus typiquement dans ce que l’on appelle d’habitude une direction musicale, mais, assurément, il dirige, aucun doute, si discrètement que ce soit.

Et quelle distribution ! À l’exception de deux voix qui nous semblent s’harmoniser moins avec leurs camarades, chaque rôle est fort bien servi, dans quelque registre que ce soit, sans réserve selon les tessitures. Cette soirée, légère comme elle l’est par son dispositif qui laisse libre cours à l’imagination de chacun, s’inscrit d’emblée au nombre de celles que l’on ne saurait oublier. Aussi en admire-t-on avec même ferveur l’incisif et gouailleur Pisandro d’Anders Jerker Dahlin, le fort habile Anthony León qui trousse tour à tour les parties d’Anfinomo et de Giove, l’Iro que l’abattage comique de Fulvio Bettini, très en voix, campe avec avantage – grand dévoreur… – et l’Eurimaco lumineux d’Álvaro Zambrano. La maison royale est parfaitement pourvue : timbre coloré, épicé même, et sûreté imparable du chant dispensés par Angelica Monje Torrez au rôle d’Ericlea, douceur et souplesse de Philippe Talbot pour le fidèle Eumete, ciselure fort noble du Telemaco de Zachary Wilder, impédance sombrissime de Rihab Chaieb en émouvante Penelope, tout y est, y compris la véhémence contrariée du guerrier navigateur, de l’égaré revenu plus matois encore des épreuves vécues lors de son Odyssée, un Emiliano Gonzalez Toro bien en voix, qui fait merveille.

Dans ce théâtre des ombres, mannes divines et allégories facétieuses se jouent volontiers des humains comme patte de chatons maltraite l’instinctive anesthésie de la souris. À ce chapitre, le grave infiniment creusé de Jérôme Varnier convient on ne peut mieux au redoutable Nettuno quand Emőke Baráth, décidément excellente, transcende la partie de Minerva (elle est aussi L’Amore) – quelle puissance, quelle agilité, quel éclat, quelle présence ! Encore applaudit-on l’apparition brève mais remarquablement sertie de Philippe Jaroussky en Umana Fragilità subtilement musicale et irrésistiblement dolente, de même qu’Il Tempo, robuste et menaçant, du puissant Nicolas Brooymans, basse fort charismatique (également Antinoo).

di lieto fine, est-il précisé ! Au surgissement du réel, alors perçu comme leurre, toujours et encore, la vertueuse Pénélope résiste, imposant au héros l’ultime épreuve de regagner son identité, rien de moins. Et c’est dans l’évocation de l’intime qu’il la convainc, qu’elle lui offre, au fond, de revenir non à elle mais à lui-même. « Homère s’intéresse aux routes tortueuses, sinueuses, polytropiques, faites de détours, d’allers et retours, d’écueils, d’inattendus… » (in François Dingremont, L’Odyssée des plaisirs, Les Belles Lettres, 2019). Le triomphe de ce ritorno d’Ulisse in patria est pour nous celle de la musique, du retour des mélomanes dans les salles de concert, du retour à la vie culturelle tant mise à mal par la crise politico-sanitaire qui nous assaille… n’était que le public ne prend guère d’assaut les billetteries, il le faut bien constater, malheureusement.

BB