Chroniques

par gilles charlassier

clôture de l'Internationales Mahler Festival Leipzig
concert 11 | Wiener Philharmoniker, Daniele Gatti

Gewandhaus, Leipzig
- 28 mai 2011
Daniele Gatti clôt l'Internationales Mahler Festival Leipzig par la 9ème
© gert mothes

Alors que la ville avait refusé à son éminent Staatsoper Intendant la création de ses œuvres de son vivant, la Symphonie en ré majeur n°9 fut donnée pour la première fois le 26 juin 1912 par les Wiener Philharmoniker, sous la direction de Bruno Walter, lors des Wiener Festwochen. C’est donc presque naturellement à la formation autrichienne qu’il a été fait appel pour interpréter le dernier opus symphonique achevé par Mahler, concluant ainsi ce voyage commémoratif.

Quand il en entreprend la composition à l’été 1909, Mahler se remet des deux drames qui l’ont frappé deux ans plus tôt – sa fille aînée, Maria Anna meurt de diphtérie, et on lui diagnostique une maladie cardio-vasculaire le contraignant à limiter sa dépense physique, lui qui avait l’habitude de pratiquer des activités sportives vigoureuses pour nourrir son travail créateur. Il n’est pas douteux que ces circonstances biographiques aient participé à l’infléchissement de son inspiration, perceptible déjà dans Das Lied von der Erde [lire notre chronique du 22 mai 2011]. Cependant, le compositeur confiait à son élève et ami Bruno Walter qu’il lui fallait réapprendre à vivre comme un débutant et qu’il voyait toute chose « sous une lumière nouvelle». La Neuvième Symphonie n’est pas l’œuvre d’un homme abattu.

Indéniablement, l’esthétique de Mahler en est affectée. Elle apparaît ici épurée de son hétérogénéité fantasque – si on retrouve l’écho des Ländler dans le second mouvement, l’organisation formelle en limite la caractérisation pittoresque. Ainsi, non seulement l’effectif réuni se rapproche davantage des canons du genre – pas d’orgue comme dans l’opus précédent, ni de mandoline (Septième) ou de marteau (Sixième) – mais la texture est également allégée, portant à un degré d’accomplissement inédit la transparence orchestrale, jusqu’à donner l’impression d’une écriture chambriste. Construite sur le principe de la variation, ou plutôt de la variante pour reprendre les mots d’Adorno [lire notre chronique du 27 mai 2011], l’œuvre apparaît aussi comme l’aboutissement de l’évolution intellectuelle de Mahler, et sa modernité le rapproche de la Seconde École de Vienne.

On ne saurait reprocher à Daniele Gatti d’être un chef subjectif, enclin à souligner le pathos des œuvres qu’il dirige. Sa vision de la Neuvième n’échappe pas à ce penchant, favorisant le déchirement des adieux à la vie plutôt que l’ambiguïté de la sérénité nostalgique, si particulière à la partition, et sensible de manière exemplaire dans l’Andante comodo initial. Alban Berg disait que « c’est le mouvement le plus extraordinaire que Mahler ait jamais écrit ». Pour reprendre les analyses du musicologue Winfried Zillig, celui-là est écrit sur une mélodie unique, dont les déviantes prennent tantôt les couleurs d’un détachement empreint de nostalgie – lorsque le thème est exposé en majeur – tantôt celles d’un attachement viscéral au monde, sensible dans les modulations en mineur. Ce faisant, Mahler invertit la distribution affective consacrée entre les pôles modaux – en même temps que l’ordonnancement des mouvements (lent-vif-vif-lent) inverse celui établi par la tradition. Le chef italien se montre cependant davantage sensible à la puissance émotionnelle de ce motif unique, en imprimant à l’ensemble du mouvement une densité et une tension dont la concentration ne subit aucun fléchissement. On frôle parfois le risque d’une certaine épaisseur, mais la limpidité de l’orchestration préserve la lisibilité des textures.

L’énergie des deux mouvements rapides –Im Tempo eines gemächlichen Landlers, Etwas täppisch und sehr derb (dans le tempo d’un Ländler très à l’aise, un peu lourd et très fruste) et Rondo-Burleske, Allegro assai, Sehr trotzig (très grinçant) – s’avère moins favorable à ce parti-pris décadent. La polyphonie se fait presque brouillonne, prise dans des rythmes parfois chaloupés, et surtout une tendance à faire sonner l’orchestre trop largement. Du coup, la progression horizontale, et donc dramatique, prend le pas sur le contrepoint. Cela ne manque pas de séduction, mais il nous semble que ces pages seraient paradoxalement plus impressionnantes avec davantage de froideur (d’objectivité). On gagnerait en intelligibilité de la structure autant que cela favoriserait les ruptures d’atmosphère et l’ambivalence de l’humour parfois grinçant.

Le finale, Adagio, construit sur un motif en gruppetto d’une bouleversante simplicité, profite quant à lui de cette générosité de la direction. Le travail sur la texture orchestrale, qui se délite au fur et à mesure, est exceptionnel – il faut reconnaître en la formation viennoise un partenaire idéal. La raréfaction de la matière sonore émeut à un haut degré. Les violons dessinent un portamento d’une élégance inoubliable, comme un timide geste d’adieu. L’évanescence de la musique est telle que les dernières notes se perdent dans un sfumato sonore, confondant les limites du silence.

GC