Chroniques

par bertrand bolognesi

cimes russes par Micha et Lily Maïski
œuvres de Chostakovitch, Cui, Glinka, Rachmaninov, Rubinstein et Tchaïkovski

Verbier Festival and Academy / Église
- 25 et 28 juillet 2006

Si, parmi les festivals européens, il en fallait trouver un dont on puisse dire qu'il soit russe, Verbier s'imposerait haut la main. Cette année, outre que l'on peut entendre et croiser dans la station, comme d'habitude, de nombreux interprètes venus de Russie, on goûte également certains programmes absolument concentrés sur la musique de leurs compatriotes. Ainsi ces deux soirées partagées à l'Église, mardi et vendredi. Alors que ce dernier moment consiste en une sorte de jubilatoire fête du piano où quatre officiants conjuguent leurs efforts sur la dentition de deux « grands crocodiles de concert », le premier se veut plus intime.

Dans la tourmente d'un violent orage, Micha Maïski donne un récital de mélodies transcrites, généreux « tour de chant » que son violoncelle pleure avec une inépuisable santé. Ici, une romance de Glinka prend des pauses tragiques, l'artiste réservant à trois pages de Tchaïkovski une lyrique mélancolie toujours somptueusement nuancée. Cette remarquable gestion de la dynamique, on la constate plus sensiblement encore dans une romance de Rubinstein dont s'exaltent les contrastes. À la musique de Rimski-Korsakov, le soliste réserve une régularité plus ténue, voire une relative rigueur, tout en chantant comme personne ces arabesques chères au symbolisme orientalisant du compositeur de Sadko et du Coq d'or.

Si jusque-là l'accompagnement de sa fille Lily Maïski passait inaperçu, les artistes partageant une même respiration, c'est précisément dans ses deux opus de Rimski-Korsakov qu'il se fait remarquer par l'affirmation de nuances plus subtiles dans l'un et une indéniable inspiration dans la sinueuse introduction de l'autre. Mais bien trop bref s'avère l'enchantement… Dès l'Op.33 n°4 de César Cui, la prestation pianistique décline, escamotant de disgracieux relevers de pédale, négligeant certains traits jusqu'à l'approximation, comme en témoigne cruellement Le désir d’Alexandre Glazounov. Trois mélodies de Sergueï Rachmaninov marquent cette première partie. Tenant superbement le redoutable chromatisme de l'Op.4 n°4, le violoncelliste rencontre quelques soucis dans l'Op.27 n°7 où l'aigu manque d'éclat et parfois de précision, offrant à la célèbre Vocalise une pâte plus nourrie, malheureusement mise en péril par un clavier délicat comme une pelleteuse.

Il fallait s'en douter : le romantisme évident de ce premier épisode n'ayant su juguler les travers de Lily Maïski, celle-ci juge bon de laisser libre cours à sa brutalité dans l'esthétique plus tranchée de la Sonate en ré mineur Op.40 de Chostakovitch. Le résultat est désastreux, distribuant d'innombrables éclaboussures dans le fossé. Si dans sa globalité l'interprétation manque de cohérence, Micha Maïski livre des passages lents simplement superbes – le trait quasi choral du premier mouvement amorce un pianissimo inouï, par exemple.

Enfin, c'est pour le Largo qu'il fallait être là ce soir, le musicien se saisissant avec une sensibilité à tirer les larmes de cette méditation nauséeuse qui s'achève dans une noire désolation mimant la sérénité sans y croire elle-même. Un chien mouillé fuyant le déluge de grêle est venu se réfugier dans l'église juste après l'entracte ; il est couché sur scène, tout près des artistes, écoute ce troisième mouvement, truffe recueillie.

Trois soirs plus tard retentissent dans le même lieu les transcriptions que Kurtág réalisa des Chorals BWV 687 et BWV 637 de Johann Sebastian Bach. Dans un recueillement où se laisse observer la remarquable égalité du legato et l'exemplaire gestion du lent crescendo, les doigts de Nikolaï Lugansky (partie basse) et de Boris Berezovsky (partie aigue) donnentAus tiefer Not schrei zu dir. Pour Durch Adams Fall ist ganz verderbt, Evgueni Sudbin rejoignt ses ainés, décalant Lugansky vers le médium pour prendre sa place dans les ténèbres de l'instrument. Puis ce festival d'arrangements organise une étourdissante ronde devant deux pianos où se remarquent l'articulation gracieuse de Lugansky, le lyrisme naturel d'Alexander Gurning et l'impact massif de la frappe de Berezovski, Sudbin se faisant oublier derrière sa discrétion. On regrettera cependant un évident manque de travail ensemble, accusé par plusieurs problèmes de mise en place qui souvent viennent fermer l'accès à la musicalité. Demeure le souvenir d'une Invitation à la danse de Weber soignée et pleine d'esprit (transcrite pour deux pianos et huit mains par Jean Gabriel-Marie), d'une Marche de Rákóczy de Liszt (adaptée par Horn pour le même effectif) élégante et nuancée qui bénéficia d'un précieux travail de couleurs.

BB