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Chroniques
Christoph Eschenbach dirige l’Orchestre de Paris
Alban Berg, Anton Bruckner et Anton von Webern
Les rencontres entre Christoph Eschenbach et le public parisien, de plus en plus sporadiques depuis que le chef allemand fut remplacé par Paavo Järvi comme directeur musical de l'Orchestre de Paris, prouvent que le feu brûle encore sous les cendres. Dans un programme complètement viennois, certainement peu destiné à caresser l'oreille, et malgré l’enthousiasme plutôt modéré des musiciens, l'auditoire de la salle Pleyel se jette dans les bras de celui qui fut dix ans durant la tête de la traditionnelle formation parisienne.
L'exécution de chaque œuvre au programme bénéficie d'une longue ovation, dans laquelle l'émotionnel pèse sans doute plus que le purement musical, mais qui a le mérite de récompenser aussi (nous ne dirons pas « au passage ») des œuvres telles que la Passacaglia Op.1 d'Anton von Webern, le Concerto pour Violon « à la mémoire d'un ange » d'Alban Berg avec Gil Shaham au violon, et la peu habituelle Sixième (« Die Keckste ») d’Anton Bruckner.
La Passacaglia est, comme son numéro d'opus l'indique, la première œuvre que Webern [photo] décide d'inscrire à son catalogue. Témoignant de l'intérêt pour les formes musicales préclassiques qui allait s'avérer décisif dans la constitution du langage ascétique qui caractérise le compositeur, langage que Boulez hissa jadis comme paradigme de modernité et exemple de construction intellectuelle en ce qu'il est dépourvu de toute affectation expressive, l'utilisation d'un procédé d'écriture typiquement baroque – la passacaille – nous permet aussi de le comprendre sous la perspective du néoclassicisme, étiquette trop souvent employée grossièrement mais qui met dignement en évidence la dialectique circulaire de l'évolution musicale. Sans doute s'agit-il d'une œuvre de jeunesse, au langage pas encore affirmé, mais sa présence ce soir établit un lien historique avec l’exécution des autres pièces du menu.
Malgré l'entrée hésitante des cordes sous la baguette d'Eschenbach et le subséquent décalage des pizzicati qui présentent le thème de passacaille, résonnant dans la salle comme la pluie sur le toit par nuit venteuse, une fois le discours entamé rien n'arrête la progression vers l'explosion paroxystique que déparela forme téléologique où le chef retrouve enfin les grandes phrases lyriques, terre amie où il peut s'abandonner à son aise. Vers la fin, les percussions participent aussi de cet élan et dépassent le volume sonore qui conviendrait à l'équilibre orchestral.
Le Concerto « à la mémoire d'un ange » est aux antipodes de la Passacaglia en ce qu'il est la dernière œuvre achevée d’Alban Berg. Et curieusement, ces deux pages partagent une certaine couleur harmonique tonale. Celle-ci s'explique, dans le cas du concerto, par le choix d'une série particulière liée au choral de Bach Es ist genug de la Cantate BWV 60, cité à la fin de la pièce en guise de prière pour Manon Gropius, fille en secondes noces d'Alma Mahler, décédée en 1935 et à qui le Concerto est dédié. Le violoniste Gil Shaham est invité depuis 2010 par l'Orchestre de Paris à réaliser une résidence focalisée sur le répertoire des années 1930 et grâce à laquelle nous avons pu entendre la saison dernière sa version du Concerto n°2 de Prokofiev et du Concerto de Walton [lire notre chronique du 6 avril 2011], jusqu'à alors inédits en France. Détenteur d'un son riche en nuances et aux multiples couleurs, Shaham confirme les qualités déjà démontrées lors de ses précédentes visites. Contrairement à son jeu discret et en rien affecté, ses mouvements sur scène laissent cependant deviner un certain histrionisme porteur d'une anxiété malencontreuse. Pour sa défense, nous pourrions dire que ses abondants déplacements, génuflexions et grimaces ont pour but de communiquer davantage avec Philippe Aïche (premier violon de l'orchestre) avec lequel il livre un très beau duo, et avec Eschenbach qui semble vouloir établir un tempo plus lent.
Déjà fort convaincu par l'interprétation du concerto, le public est pleinement conquis par l’exécution en bis de la Sarabande de la Partita en ré mineur n°2 BWV 1004 et du dernier mouvement (Allegro assai) de la Sonate en ut majeur n°3 BWV 1005 N° 3 de Bach, certes un peu excentriques dans son rapport aux nuances (nous retrouvons, par exemple, la vieille habitude de jouer forte puis piano tout élément juxtaposé à lui-même, comme si la réitération n'était pas un élément fondamental du discours), mais nul n'oserait nier la qualité du son, la merveilleuse flexibilité dans la maniement de l'archet et la beauté du phrasé.
La Symphonie en la majeur n°6 de Bruckner conclut le concert.
Très peu jouée par rapport à ses consœurs, justice vient de lui être rendue par Christoph Eschenbach à travers son récent enregistrement avec le London Philharmonic Orchestra, gravure qui suscita des réactions plutôt enthousiastes. Ce soir, le chef confirme que le dernier romantisme allemand est son répertoire de prédilection. Sous sa baguette, la densité de la pâte orchestrale n'est jamais synonyme de lourdeur. La flexibilité du phrasé, certes dangereuse pour la précision rythmique – et, on ne le cachera pas, responsable à plus d'un titre de nombreux décalages de près d’une croche entre les différentes sections –, donne également à cette interprétation une grande homogénéité, sans doute l'effet recherché par l'oreille d'organiste de Bruckner. Une version qui est loin de la qualité de celle de l'enregistrement évoqué ci-dessus, mais qui transmet tout de même la solennité et la noblesse que cette musique exige.
JP