Chroniques

par bruno serrou

Chants de douleur
Liederabend Thomas Hampson

Théâtre des Champs-Elysées, Paris
- 16 janvier 2011
Dario Acosta photographie Thomas Hampson
© dario acosta

Le Liederabend proposé par Thomas Hampson et Wolfram Rieger restera comme l’une des soirées les plus bouleversantes de cette saison. Peu courue par la presse, elle attirait la foule des grands soirs au Théâtre des Champs-Elysées (un public pourtant toujours aussi mal élevé qui crache bruyamment ses poumons et lance des éternuements tonitruants tandis que les artistes tentent de se concentrer avant de brosser une nouvelle saynète ou d’attaquer un nouveau Lied). Le programme n’était pourtant pas des plus populaires, avec un ensemble de mélodies toutes plus graves et désespérées les unes que les autres et deux petites oasis parmi les mélodies de Barber. Un programme grave, douloureux, mélancolique, mais d'une ineffable poésie et d’une humanité singulière, humble et sincère.

La présence, la hauteur de la pensée, le sens fabuleux du mot, la respiration infinie de la phrase transcendent les légères tensions dans l’aigu et un registre grave qui tend à se resserrer dans la voix du magnifique baryton états-unien. L’on ne peut qu’intimement ressentir la déchirure abyssale qui émane de l’interprétation intensément vécue, restituée par la voix d’Hampson dans les six bouleversants lieder sur des poèmes d’Heinrich Heine extraits du cycle posthume Der Schwanengesang D.957 de Franz Schubert, au cours d’un voyage au tréfonds de l’âme percluse de solitude commencé par le dramatique Der Atlas (L’atlas) et clôt sur l’halluciné Der Doppelgänger (Le double), en passant par les mélancoliques Ihr Bild (Son image) et Das Fischermädchen (La fille du pêcheur), la noirceur résolue de Die Stadt (La ville) et la nature aimée de Am Meer (Au bord de la mer).

À côté de ces pages tragiques, les mélodies de Samuel Barber, composées entre 1935 et 1975, paraissent comme des plages plus légères et classiques, mais Thomas Hampson connaît fort bien l’univers de son compatriote, ce qui, ajouté à son sens inouï du texte, lui permet de donner à chacune d’elles une dimension inattendue, concentrant son interprétation sur les poèmes signés James Joyce (Three Songs Op.10 et Solitary Hotel Op.41|4), Frederic Prokosch (Nocturne Op.13|4), William Henry Davies (Night Wanderers) et Czeslaw Milosz (le joyeux A Green Lowland of Pianos Op.45|2Une plaine verte de pianos).

Plus pensés et fondateurs, les Kindertotenlieder (Chants pour les enfants morts) de Gustav Mahler sur des vers de Friedrich Rückert exhalent une douleur terrifiante, mais ils sont également habités d’une lumière d’espérance. Pages prémonitoires composées entre 1901 et 1904 directement pour voix et orchestre, ces cinq Lieder portent en effet en eux les prémices de la mort de Putzi, l’aînée des filles de Gustav et Alma Mahler, en juillet 1907, tandis qu’au moment de leur conception le compositeur pensait plutôt à la disparition précoce de l’un de ses propres frères. La réduction pour piano amplifie la désolation de ces admirables pièces, bien que le remarquable Wolfram Rieger réussisse la gageure de restituer au clavier des couleurs propres à l’orchestre, avec ses instruments souvent traités en solistes. En osmose parfaite avec l’univers de Mahler, Hampson offre la quintessence de ce recueil d’une intensité inouïe. Il cède malgré tout à l’insistance du public en offrant trois bis, tous mahlériens : Erinnerung de 1880 (Lied de jeunesse), Blicke mir nicht in die Lieder de 1901 (troisième des Rückert) et, pour finir, une courte et joyeuse page extraite du Knaben Wunderhorn.

BS