Chroniques

par gilles charlassier

Cavalleria rusticana | Chevalerie rustique, opéra de Pietro Mascagni
I Pagliacci | Paillasse, opéra de Ruggero Leoncavallo

Opéra des Nations / Grand Théâtre (saison hors les murs), Genève
- 19 mars 2018
L'habituel couplage Cavalleria rusticana et I Pagliacci à Genève
© gtg | carole parodi

Doublé consacré rapidement après la création, Cavalleria rusticana et I Pagliacci (familièrement abrégé en CavPag) s'invite à l'Opéra des Nations d'une manière un peu différente de l'usage, avec deux metteures en scène, une pour chacun des ouvrages – rappelant au passage que l'association des deux opus tient d'abord de l'opportunité de réunir des compositeurs alors à l'orée d'une carrière qui, par la suite pour l'un comme pour l'autre, ne traversera plus autant les brumes de la postérité. Excepté la jalousie conjugale – corrélation néanmoins assez faible au regard du répertoire lyrique – les deux pièces entretiennent en effet assez peu de points communs, si ce n'est l’étiquette vériste sous laquelle elles sont estampillées.

À rebours du sentimentalisme méridional en guise de folklore obligé, Emma Dante épure avec habileté l’opéra de Mascagni [lire notre chronique du 30 juin 2017]. Sur un plateau nu entre fond cinématographique et camera oscura évoluent à vue des modules dessinés par Carmine Maringola qui résument, sans pittoresque caricatural, comme les costumes discrètement datés de Vanessa Sannino, la religiosité sicilienne et les codes du théâtre. Tandis que le rideau s'ouvre sur un balcon avec escaliers où la beauté Lola s'avance face à ses prétendants, il tombera sur Mamma Lucia et Santuzza s'immobilisant en une Pietà aux faciès surlignés, sous le patronage d'une Crucifixion peinte : l'intrigue est relue avec intelligence sous l'angle du sacrifice – Turiddu en avatar christique, tant dans son mariage que dans son duel à mort, la croix condensant l'office et ses fidèles. Sous les lumières de Cristian Zucaro, le drame est développé avec une économie qui gomme heureusement les habituelles tentations sirupeuses. La chorégraphie de Manuel Lo Sicco règle avec un sens esthétique concordant les mouvements d'une foule jamais laissée en inutile position de figuration lorsque l'intrigue n'exige pas sa présence.

Si le Turiddu de Marcello Giordani, vibrant d'expressivité émérite, n'a plus l'âge du retour du régiment, Oksana Volkova incarne une Santuzza à la couleur aussi focalisée que la ligne. Sa retenue souligne admirablement la jalousie qui la torture, sans la livrer à une hystérie vocale qui serait dommageable. Stefania Toczyska affirme, en toute consonance générationnelle, l'affection maternelle de Mamma Lucia. Contrastant avec la vengeance rapace de l'Alfio de Roman Burdenko (que l'on retrouvera en Tonio plus tard), Melody Louledjian, membre de la Troupe des jeunes solistes en résidence au Grand-Théâtre de Genève – comme Migran Agadzhnyan, Beppe en seconde partie de soirée – séduit, en quelques répliques, par la fraîcheur de sa Lola.

À l'issue de l'entracte, le Leoncavallo réglé par Serena Sinigaglia, auteure d’un Giasone au bord du Léman [lire notre chronique du 25 janvier 2017], ne prend pas le parti de l'exploration sémiologique. Nonobstant quelques rires qu'elle saupoudre dans les ensembles, son propos privilégie l'illustration de la mise en abyme qui structure l'œuvre. On retrouve certes une épure dans la scénographie de Maria Spazzi, plongeant la roulotte circassienne au milieu de blondes touffes pour tout champ de blé en guise de ruralité itinérante, accompagnée par les costumes néo-réalistes de Carla Teti et rehaussée par les lumières décantées de Claudio De Pace.

Agréable, quoiqu'assez inoffensif, le spectacle n'oublie pas les oreilles.
Nino Machaidze déploie une rondeur charnue en Nedda, où son timbre nourri n'altère pas excessivement la lisibilité du texte italien. Diego Torre exhibe un Canio fiévreux, robuste sur toute la tessiture et vaillant dans l'aigu, sans se préoccuper d'importune finesse. Markus Werba assure les interventions de Silvio quand celles des deux villageois reviennent à Terige Sirolli et Rodrigo Garcia. On saluera également la touchante participation de la Maîtrise du Conservatoire populaire de musique, danse et théâtre, encadrée par Magali Dami et Fruzsina Szuromi.

Tout au long de la soirée, le Chœur du Grand Théâtre de Genève, préparé par Alan Woodbridge, concilie avec constance le dessin de la ligne de chant et la plénitude sonore. À la tête de l'Orchestre de la Suisse Romande, Alexander Joel se fait en quelque sorte le miroir de la dynamique dramatique du spectacle, retenant le pathos dans Cavalleria rusticana, accompagnant davantage les tribulations d’I Pagliacci.

GC