Chroniques

par jérémie szpirglas

Carmen
opéra de Georges Bizet

Théâtre du Capitole, Toulouse
- 7 avril 2009
© patrice nin

Pour sa dernière Carmen au Capitole avant de prendre sa fonction parisienne, Nicolas Joël ressort une mise en scène que les Toulousains purent voir deux fois, en 1997 et en 2007. Une mise en scène qui doit beaucoup aux décors d’Ezio Frigerio, superbement éclairés par Vinicio Cheli. Toujours plantée à côté (à l’écart de la grand’ place au premier acte, dans une ruelle derrière la taverne de Lilas Pastia au deuxième, puis non loin du camp des contrebandiers pour finir au pied des arènes), la scène est constamment fermée par de hauts murs occupant tout l’espace. Vieillis par le soleil et le vent, ils sont taillés dans cette pierre andalouse sèche et décrépie qui, selon l’heure du jour et de la nuit, décline toutes les nuances, du blême au rougeoyant en passant par le blanchâtre de l’aube et l’ocre du crépuscule.

Cette mise en scène qui, bien que chargée, évite soigneusement toute exhibition trop exotique, est servie dans la fosse par la lecture de Daniele Callegari, d’un égal classicisme. Enlevée et efficace, sa baguette est légère et rapide, voire sportive. S’il apporte peu d’attention au détail (les passages calmes et intermezzi sont parfois laborieux) et s’avère bien avare en nuances, il est toutefois fort à l’aise dans toutes les espagnolades. Rondement menée, comme à la parade, elles satisferont les aficionados de Bizet. En plus de ça, et malgré ses tempi endiablés, il sait se faire obéir, même du très enjoué chœur d’enfants, et tient d’une main de maître ses chanteurs dont il obtient performances plus qu’agréables.

Volant la vedette au Don José empoté de Zoran Todorovitch et à l’Escamillo falot et peu intelligible de Paulo Szot, on retient notamment Francis Bouyer (Morales), baryton viril et posé, à la tenue de voix et à la diction exemplaires, et Inva Mula (Micaëla), dont les trois premiers airs sont des plus touchants.

La seule originalité de cette reprise vient indéniablement de la Carmen campée par Anna Caterina Antonacci. Dès sa première apparition, elle séduit par un magnétisme, délicat équilibre de sensualité et de promesses. Rien là de commun ou de vulgaire. C’est une Carmen en demi-teinte, encore pleine de mystères. Et de ces secrets, de ces promesses naît un charme singulier. Fascinante cantatrice italienne – qui tient plus de la grande artiste que de la diva –, Antonacci donne au personnage quelque chose qu’on lui entend rarement : de la résolution derrière son insolente sensualité, de l’intelligence en sus de sa violence... Bref, un caractère affirmé de femme en pleine possession de sa féminité, mais aussi de son humanité.

Elle n’est ni exclusivement sexuelle ou sensuelle, ni uniquement canaille ou superstitieuse. Elle est tout cela à la fois et bien d’autres choses encore. Elle est femme, avec toutes les nuances et les multiples facettes que cela sous-entend. Plus proche, d’ailleurs, de l’intransigeante de Mérimée que de la Carmen monolithique de Bizet. Dans sa voix, rien de forcé, un naturel désarmant. Plutôt qu’une débauche lyrique inutile, elle préfère emprunter à la mélodie pour donner à chaque phrase, à chaque mot, le ton adapté. Maîtrisée, elle garde en réserve agilité et volume pour plus d’effet, comme une comédienne. Son ambitus est d’ailleurs exceptionnellement large et équilibrée pour une cantatrice estampillée mezzo-soprano. Elle associe les graves profonds, chauds et enveloppants, d’un contralto aux aigus clairs et brillants d’un soprano.

Ce n’est qu’au dernier acte que le mystère de cette Carmen secrète et magnifique nous est (à moitié) révélé. Cette Carmen-là n’est pas une femme légère, bien au contraire. C’est une femme libre, ou libérée, une femme moderne, qui vit ses passions sans fuir ses responsabilités. Bien que scandalisée par le peu d’ouverture d’esprit des mœurs de son temps, elle est prête à assumer ses actes, honnêtement, résolument, courageusement. Grâce à Anna Caterina Antonacci, les références de la mise en scène au cinéma de Visconti (et notamment celle, affichée, à la mort de Nadia dans Rocco et ses frères) prennent tout leur sens.

JS