Chroniques

par gilles charlassier

Carmen
opéra de Georges Bizet

Opéra national de Bordeaux
- 24 septembre 2010
© guillaume bonnaud

Ce n’est pas la première fois que Thierry Fouquet, directeur de l’Opéra national de Bordeaux, ouvre la saison lyrique avec une commande à Laurent Laffargue. Cela avait déjà été le cas en 2002, avec Don Giovanni. Ce n’est pas la première fois non plus que le travail de l’homme de théâtre bordelais divise le public. Les adaptations spatio-temporelles, aujourd’hui, quelque part au Mexique, près de la frontière américaine, ne servent qu’à nourrir l’imagination dramaturgique et symbolique. Barbelés et barrières délimitent la mobilité des tabous, la versatilité des désirs et de l’inflexibilité des lois des hommes et de l’amour. Si l’on retrouve des stéréotypes de notre contemporanéité, avec les affiches de Coca-Cola ou les déhanchés chorégraphiques, chez Lilas Pastia, qui semblent trahir une nostalgie amusée pour les zouks et les espagnolades de nos jeunes années, c’est plus dans un souci de caractérisation théâtrale que de modernisme bon teint. Et à rebours des préoccupations bien-pensantes, l’actualisation n’est pas l’alibi d’un fumeux réquisitoire contre la domination des femmes encore en vigueur dans maintes provinces plus ou moins exotiques. Elle ne sert qu’à allumer l’intemporalité importune de Carmen.

Le spectacle est placé sous les auspices de la mort. Le rideau se lève à la deuxième partie de l’ouverture, le thème dramatique du destin, sur une éclipse totale, le soleil noir de la mort. C’est sur cette même lumière, ce même noir soleil de la mort, que le rideau tombera, lorsque Don José, seul sur la scène vidée, ayant tué de plusieurs coups de pistolet Carmen qui voulait faire le mur, se livrera à la condamnation de la loi et du public. L’iconographie macabre parcourt l’opéra, parfois sous des vêtements tressés d’humour, comme ceux d’Escamillo au second acte, en costume noir brodé d’un squelette à la feuille d’argent.

Et la mort c’est le destin de l’amour, à la fois transgression des frontières sociales, oubli des vœux d’une mère grabataire et refus de la soumission à la passion. La direction d’acteurs est efficace et concentre l’attention sur le personnage de la bohémienne, aguichant l’amour et la mort, éprise de Don José, déçue par sa lâcheté, et cherchant à fuir l’emprise d’une passion qui contrarie sa soif de liberté et de domination. Pour sa prise de rôle, Janja Vuletic incarne la tzigane avec une réserve à la fois hautaine et provocante. Le timbre sombre du mezzo-soprano traduit la sauvagerie un peu brouillonne de la rebelle acculée à sa fatalité. Un certain relâchement vocalique limite cependant l’intelligibilité de la diction et l’impact expressif de la jeune Croate. Le matériau est prometteur mais ne peut occulter une maturité encore inaboutie.

Gilles Ragon est un Don José au français et à la théâtralité sûrs. Son métier de chanteur est éprouvé et il joue avec assurance la lâcheté du jeune officier catholique. Le ténor a une voix solidement accrochée. Il fait preuve d’une présence et d’une nasalité significatives, qui compensent un timbre parfois pingre en rondeurs. Micaëla est interprété par Alketa Cela. La couleur et la texture du soprano albanais prennent à rebrousse-poil les habitudes de distribution du rôle de la jeune messagère amoureuse. L’innocence est ici plus dramatique et on entend une parenté chromatique avec la Marguerite du Faust de Gounod, ce qui lui assure un certain succès auprès du public. En revanche, l’émission engorgée de l’Escamillo de Michaël Chioldi sera sanctionnée par les spectateurs, et l’aplomb du baryton américain n’y pourra mais. Les amies de la Carmencita sont Valérie Condoluci (Fraquita), et Diana Axentii (Mercédès). Le style très français de la première laisse pointer une certaine acidité tandis que la seconde est toute de rondeur slave. Eric Martin-Bonnet exprime avec talent le désir mimétique de Zuniga envers la femme qui jette la fleur à l’un de ses soldats. Jacques Calatayud et Christophe Berry sont de convaincants Dancaïre et Remendado. Le jeune baryton girondin Florian Sempey fait de beaux débuts en Moralès et Sophie Brillouet joue une Lilas Pastia pleine de vie.

Cristian Orosanu réalise une performance admirable à la tête de l’Orchestre National Bordeaux Aquitaine. La formation sonne avec une plénitude et une cohérence louables, et le chef roumain sait équilibrer les pupitres pour exalter les bois, faire vibrer les cordes et contenir l’éclat des cuivres. Ce sens de la mesure sert aussi bien le plateau, épargnant aux chanteurs de forcer. La culture de Cristian Orosanu éclaire la partition de Bizet des influences et des réminiscences qui la nourrissent et y souligne les accents germaniques - on croirait entendre le Mendelsohn du Songe d’une nuit d’été dans la partie légère de la scène des cartes. L’infidélité à la méridionalité originale trouve un partenaire dans les chœurs de l’Opéra de Bordeaux, vaillants mais hétérogènes.

GC