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Chroniques
Béla Bartók par Nina Stemme et Gerald Finley
Esa-Pekka Salonen dirige l’Orchestre de Paris
Une semaine après le programme Chostakovitch (Concerto en mi bémol majeur Op.107 n°1 par Gautier Capuçon) et Bruckner (Symphonie en la majeur n°6 « Die Keckste ») qu’à son pupitre il défendait, Esa-Pekka Salonen retrouve l’Orchestre de Paris pour l’opus 11 de Bartók, l’opéra A kékszakállú herceg vára de 1911. En première partie de concert, le chef finlandais dirige la première française du Concerto pour violon de Bryce Dessner (né en 1976), objet d’une commande conjointe du Philharmonia Orchestra, du San Francisco Symphony et de la phalange parisienne, avec le soutien du Hessischen Rundfunk (Radio de la Hesse) et du Southbank Centre de Londres, écrit en 2020 et 2021, dont la création mondiale eut lieu à Francfort ce 1er octobre sous la battue d’Ariane Matiakh, la partie soliste étant jouée par son dédicataire Pekka Kuusisto, comme ce soir. Conçue comme frénésie répétitive héritée d’une certaine idée du minimalisme étasunien, qui n’en fait d’ailleurs pas à elle seule l’essence, l’œuvre déploie un vaste frémissement d’une demi-heure offrant au violoniste de quoi faire montre d’indéniables capacités énergiques. Sans cesse surenchérie, la danse embrasée de ce concerto laisse parfaitement indifférent, lorsqu’elle n’agace point.
Dix ans après l’avoir dirigé au Théâtre des Champs-Élysées, avec Michelle DeYoung, John Tomlinson et le Philharmonia Orchestra [lire notre chronique du 15 novembre 2011], Esa-Pekka Salonen s’attelle au Château de Barbe-Bleue qui fit son entrée au répertoire de l’Orchestre de Paris il y a près d’un demi-siècle sous la battue de Georg Solti (avec Christa Ludwig et Zoltán Kelemen). Pour notre part, nous gardons un souvenir ému des deux lectures de Pierre Boulez [lire notre chronique du 16 juin 2006, quant à la seconde]. En Judith, on retrouve Nina Stemme qui chantait le rôle à Strasbourg il y a quelques années [lire notre chronique du 9 octobre 2014]. L’audacieuse héroïne de Béla Balázs, qui ouvre les portes « parce que je t’aime » – il est ici question de guérison par l’amour, c’est elle qui vient sauver Barbe-Bleue –, bénéficie de la généreuse ampleur vocale du soprano suédois, de son legato qu’on pourrait dire fleuve tant il se révèle infini. Quant au duc redouté, la partie en est confiée à l’excellent Gerald Finley dont on admire d’emblée l’extrême tonicité d’émission qui lui confère une évidente autorité. Nul besoin de mise en scène avec ces artistes qui d’un cillement font vivre un théâtre subtil. Ainsi des grands yeux de la jeune épousée à la découverte d’une personnalité tourmentée. Ainsi de l’esquisse d’un sourire satisfait sur le visage de Barbe-Bleue contemplant sa puissance via la chambre de torture. Cette présence dramatique de chaque situation est en premier lieu générée par une vive intelligence de l’œuvre, transmise par un chant des plus nuancés. Après ce qui pourrait passer pour la visite du musée de la forteresse d’Eger, les portes, une à une, font pénétrer plus avant dans le rêve noir du seigneur des lieux – armes encore tachées du sang ennemi, bijoux eux-mêmes impurs, fleurs qui saignent et ainsi de suite, jusqu’au royaume lui-même : en se tournant vers le public, Salonen nous fait sujet de ce collectionneur anal, dans le grand effet de l’orgue, spectaculaire. Aujourd’hui, son approche de cet opus a gagné en profondeur sans rien perdre en impact. Aussi laisse-t-elle goûter les délices de sophistication de certains alliages timbriques dont la saveur s’avère soigneusement épicée tout en maintenant sans relâche sa tension. La complicité des musiciens est un précieux atout, n’en doutons pas, en particulier le travail remarquable de la petite harmonie, tellement sollicitée par la partition. « Tu étais ma plus belle femme » : dans le flamboiement démentiel de l’orchestre est avouée la définitive épiphanie.
BB