Chroniques

par bertrand bolognesi

autour de la harpe de Pierre-Michel Vigneau
musiciens de l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg

André Caplet, Jean Cras, Claude Debussy et Maurice Ravel
Cité de la musique et de la danse, Strasbourg
- 5 février 2017
Le harpiste Pierre-Michel Vigneau concocte un programme français avec l'OPS
© gregory massat

Rien de tel qu’une poignée de concerts chambristes pour favoriser une cohésion naturelle entre instrumentistes d’un orchestre national. Depuis quelques saisons, la formation strasbourgeoise cultive une pratique qui, outre d’animer la ville par une offre plus grande, resserre les liens dans le plaisir de faire de la musique ensemble, ce qui tue dans l’œuf tout embryon de routine, vilain petit canard des orchestres. Souvent, c’est aussi l’occasion de sortir des sentiers battus. À observer la programmation de l’OPS, on constate que bien des pages plutôt rares s’y trouvent en bonne place, comme le Concerto pour violoncelle de Weinberg qu’on applaudissait il y a quinze jours [lire notre chronique du 19 janvier 2017], sans oublier le mini-portrait en plusieurs dates du compositeur lettons Pēteris Vasks.

Avant le Quintette en fa majeur de Bruckner (1879) et après les opus 39 de Glazounov (1892) et 35 d’Arenski (1894), entre autres, le public installé dans l’auditorium de la Cité de la musique et de la danse goûtera un menu intégralement français donné par six officiants réunis autour du harpiste Pierre-Michel Vigneau – club de bacchantes, comme le démontre le clin d’œil photographique. Entre les facteurs Érard (harpe à double mouvement) et Pleyel (harpe chromatique), une forte concurrence induisit, au début du XXe siècle, des commandes de ces maisons à des compositeurs, dans le but d’illustrer les qualités supérieures au concert. Si la chromatique présentait l’avantage non négligeable de l’absence de pédales, elle s’est avérée fort peu malléable à cause de son poids quasiment infernal et tomba en désuétude. Érard l’emporta donc, même si les deux instruments furent encore enseignés dans les conservatoires jusqu’à l’orée du nouveau siècle. Deux autres circonstances importantes sont l’intérêt des symphonistes pour la harpe, comme on le soulignait vendredi à propos de la Neuvième de Mahler [lire notre chronique de l’avant-veille], et l’apparition de grands harpistes au même moment, qui feront l’école française, et pour lesquels de nombreuses œuvres furent écrites – sans compter que certains furent eux-mêmes compositeurs, comme Henriette Renié [lire nos chroniques du 14 janvier 2007 et du 22 novembre 2013, ainsi que notre critique du CD].

Cette matinée dominicale oscillant entre symbolisme, impressionnisme et expressionisme encore un brin coquet s’ouvre avec le Quintette du marin Jean Cras (1879-1932), ami d’Henri Duparc dont il transmue l’héritage romantique [lire notre critique de leur correspondance, parue chez Symétrie, et notre critique du CD des mélodies avec orchestre]. Conçue pour harpe, flûte, violon, alto et violoncelle, l’œuvre est commencée en 1927 à bord d’un cuirassé ; elle serait créée en 1929, sur la terre ferme, et dédiée à Pierre Jamet. La lumière de la flûte traverse l’ostinato de la harpe, dans les premiers pas assez enjoués du premier mouvement. Une quiétude printanière habite ce prélude auquel succède un élan dansé aux saveurs exotiques. Le retour du motif initial s’effectue d’abord dans une sonorité secrète, pour mieux exploser la fin du chapitre. Après l’à peine mélancolique Animé, qui lui aussi regardera la côte avec une folle envie de gambader dans les frondaisons, les cordes mystérieuses de Lent se mirent dans des étoiles antipodes, elles-mêmes reflétées par un violoncelle en miroir (Olivier Garban). Le nocturne s’évapore dans le charme gracile d’une berceuse bienveillante. Joueur, avec sa flûte volubile (Ing-Li Chou) – une année plus tôt, Cras livrait une Suite en duo en la bémol majeur pour flûte et harpe, dédiée à René Le Roy –, Très animé ravit l’écoute d’une franche belle humeur que nos instrumentistes chantent généreusement.

Pour la Pleyel chromatique Claude Debussy écrivit en 1915 la Sonate pour flûte, alto et harpe. Angèle Pateau (alto) insuffle une demi-teinte fauve à ses trois mouvements tour à tour tendres ou gagnés par une verve épique, la plupart du temps désespérée – temps de guerre, temps de maladie mortelle, aussi, pour l’auteur. Continuons de remonter les années, bien qu’André Caplet soit le cadet de Debussy dont il orchestra plusieurs pièces. En 1908, il compose une Étude symphonique qui trouve son programme dans The mask of the red death d’Edgar Poe (1842) que Baudelaire avait traduit (Le masque de la mort rouge) ; il la révise en 1923 pour en faire son Conte fantastique pour harpe et quatuor à cordes. Rien d’impressionniste, cette fois : le choléra n’a rien des éthers floutés, ce que souligne cette musique qui tournoie dans l’effluve des charognes. L’expressivité de l’exécution est exemplaire (les violonistes sont Thomas Gautier et Tiphanie Trémureau), avec son bal exquisément morbide et le glas de son abrupte désillusion. Le clarinettiste Sébastien Koebel rejoint la scène pour Introduction et Allegro en sol bémol majeur de Maurice Ravel (1905), une page plus connue qui conclut sereinement ce rendez-vous.

BB