Chroniques

par marc develey

au cœur du Nil Soufi
cérémonie de village en Haute-Égypte

Musée des arts premiers / Auditorium Lévi-Strauss, Paris
- 12 juin 2012

La scène saisit d’emblée. À peine discernables derrière le grand voile qui la coupe aux deux-tiers de sa profondeur, quatre formes assises attendent. Une projection les recouvre partiellement. Elle figure les tapis et le grand dais d’une bourdonnante tente ramadanique, emplie de spectateurs paisibles, semblant se préparer sous les guirlandes d’ampoules à passer la nuit dans ces autres mondes qu’ouvre la rencontre entre musique et mystique. De part et d’autre de la scène, bien réels, deux rangées d’hommes parlent et fument. L’odeur de la chicha emplit la salle, forme d’encens qui nous replonge dans l’évidence de notre jeunesse. Impossible ici de laisser la biographie de côté : cette Égypte nous rappelle l’Inde, d’emblée, violemment. Les portes du spectacle sont aussi une mise en condition du spectateur. Le bavardage liminaire anticipe déjà l’ailleurs des participations à venir.

La projection s’éteint. La scène reste partiellement éclairée. Le premier chanteur en fait le tour sous les interpellations brèves des participants. Flûte (nay) et oud accompagnent la marche, rythmée par l'encensoir. Quelque chose d’intense s’installe. Les premières syllabes, au fil d’une prosodie accompagnée par les instrumentistes en imitation, exaltent Allah et l’amour (habib) du Prophète, dans un engagement vocal toujours plus présent. L’émotion est massive, mur d’eau ou grand vent auxquels nous décidons de ne pas résister. À l’entrée des percussions (derbouka et daf), le chant se fait mélodique, s’organise autour de grands refrains. Cette musique est un éther qui rentre dans le corps comme une grande, grande joie, impossible à décrire. Sur un changement de mesure, les formes, derrière le voile, se lèvent. On devine leurs salutations rythmiques. Certains oscillent, lentement. Leurs mouvements ont pour charge de chasser les esprits malins pendant le hadra, forme collective de dhikr, invocation qui est encore remémoration de Dieu. Le tempo augmente, très lente montée de la chaleur interne et de la fluidité émotionnelle. Puis tout s’arrête dans un brusque et libérateur ritardando.

« Homme de foi, chanteur, poète, comédien, prophète et un peu magicien », selon les mots de la passionnante brochure proposée par le Théâtre Claude Lévy-Strauss : voilà le munshid. Il dispense les paroles et les chants sacrés (inshad). Il délivre l’émotion de ses limites socialement imposées. Le second à s’avancer sur scène est aveugle. Il s’accompagne d’un riqq, petit tambourin à cymbalettes. Oud et nay en imitation doublent dans la scansion d’un lamento amoureux une voix placée de façon plus émouvante encore. La grande poésie des surtitres fait regretter de ne savoir goûter l’original. Le mouvement d’ensemble sera le même. Il devient difficile de prendre des notes à ce stade ; seuls la mémoire et le cœur devront porter le compte-rendu. Le mode employé rappelle notre mode mineur. Quelque chose d’une transe s’en vient, auquel on ne peut rester indifférent, sauf à produire un effort dont on ne verrait à quoi il pourrait bien rimer. La musique s’installe dans une eau nouvelle, plus subtilement liée aux mouvements internes qui portent la joie vers la transe, mais dans un contrôle plus élevé et plus sûr de la dynamique émotionnelle.

Le troisième temps voit l’entrée chorale, et des danseurs et des munshidins du côté cour.A capella dans un premier temps, les seconds donnent aux premiers un espace rythmique et sonore pour une chorégraphie faite de mouvements d’abord élémentaires, sauts, rotations du buste, quarts de tour. Des expirations sonores les scandent, puis quelques cris de chouette, aigus, coordonnant des enchaînements plus complexes, parfois près du sol. Les bras volent, entraînés par le tronc. Un vibrant hautbois accompagne les chanteurs, mizmar métallique délivrant parfois d’étranges sons d’oiseaux. La voix, lancée dans le creux des mains rapprochées devant la bouche, se fait soudain percussive. Tout cela entre dans le corps du spectateur. Et quand cela s’arrête, on devine qu’au public français on n’a proposé en fait que le prélude d’une manifestation destinée à durer la nuit entière : un bref et brillant échauffement, dont il ressort touché et ébloui.

MD