Chroniques

par christian colombeau

Ariadne auf Naxos | Ariane à Naxos
opéra de Richard Strauss

Opéra de Monte Carlo
- 8 février 2006
nouvelle production d'Ariadne auf Naxos (Strauss) à l'Opéra de Monte Carlo
© opéra de monte carlo

Sans doute l'opéra le plus magique de tout le répertoire : un miracle d'équilibre, entre trois beaux rôles féminins et un savant mélange de mythologie, d'allégorie et d'esthétique fin de siècle. On peut, on doit aimer Ariadne à la folie, se laisser prendre à son piège redoutable, à son charme étrange et décadent, lyrique et suprêmement raffiné. Mais si cette dentelle musicale où brille parfois le ruban du plus sombre désespoir n'est pas finement menée de main de maître, au-delà de la farce et du pastiche, on tombe de très haut, comme si cette subtile correspondance entre Prologue et Opéra, scène et salle, entre les protagonistes eux-mêmes, ne se noyait dans une convention condensant acrobaties du bel canto, contrepoint ou chromatisme.

Bien venue est aussi la mise en scène de Laurence Dale : rien à jeter dans ce travail intelligent et spirituel. En situant l'action non plus au XVIIe siècle mais dans les années folles – superbes costumes et décors mouvants de Bruno Schwengel – l'ex-ténor rend lisible et drôle le Prologue en le truffant de gags irrésistibles. Tous semblent atteints de listeria ou d'incontinence urinaire, le Maître à danser a une jambe dans le plâtre, Zerbinette blonde platine alla Marlene Dietrich, etc. Il restitue sur le plateau une vie de coulisses digne des Marx Brothers. On se dispute, on se cherche, se chamaille, complote, courtise et même s'interroge sur le dur métier de compositeur, le tout sans une once de mauvais goût. Le subtil livret d’Hofmannsthal prend alors un relief particulier, dans ce chassé-croisé moliéresque.

En seconde partie, le thème de l'opera seria imbriqué dans l'opera buffa prend tout son sens par de simples et petits apartés entre les artistes, chacun voulant tirer à soi la couverture ou, mieux, ne pas rater son entrée. Élégance du propos, raffinement des intentions dans une percutante, féerique et même ironique illustration qui pourrait bien rester « de référence » avec ce final gorgé de lumière.

Décernons d'emblée la mention très bien au trio des naïades, parques et nornes – belle idée, là encore ! – tout droit sorti d'un péplum, mais aussi au Komponist de Carmen Oprisanu qui, dans le dernier air, donne toute la mesure de son indignation et mène la salle au bord des larmes. Pétulante Prima Donna du Prologue, l'Ariadne de Soile Isokoski possède indéniablement cette agilité, ce brio spécifique de l'idiome straussien et, dans une œuvre que menace à tout moment la préciosité, a le mérite d'une diction saine et sans maniérisme. À sa prise de rôle ne manque qu’une aura, un accent qui nous transportent un peu plus loin que la pureté du chant.

Marlis Petersenen Zerbinette meneuse de revue… Et pourquoi pas ? Une présence physique indéniable, un allant, une bonne humeur contagieuse, mais une tendance à chanter au-dessus de ses possibilités. L'artiste ne sort toutefois pas indemne des joliesses sophistiquées et des vocalises assassines de son « air italien »avec des harmoniques parfois un peu voilées et un aigu bien court. Blond comme les blés, arborant des pectoraux de gladiateur, l'Américain Thomas Rolf Truhitte chante avec courage l'impossible rôle de Bacchus dont il malmène parfois la ligne, renâcle souvent et assume un honnête minimum syndical. À la décharge de cet excellent batteur de rock, on sait que Richard Strauss n'aimait guère les ténors – quant à ce point le mettre en difficulté dans une délirante musique de pacotille… Le reste du plateau, où passe vraiment le souffle de la connivence des artistes de tréteaux (Arlequin, Truffaldino, Scaramouche parfaitement en place), se révèle plus passionnant, de même que les émouvantes apparitions du grand Waldemar Kmentt en Majordome, face au sonore et très noble Maître de musique de Robert Bork, au chaud rayonnement.

Dans la fosse, Lawrence Forster joue avec éclat et intense émotion une partition qu'il dit vénérer au plus haut point. Qu'il dorme tranquille : nous aussi !

CC