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Chroniques
Andreï Korobeïnikov, Boris Berezovsky et Dmitri Liss
les trois concerti pour piano de Piotr Tchaïkovski
Voilà bien un programme propre à inaugurer dignement la vingt-neuvième édition d'un festival qui honore pianos et tous claviers avec autant de fantaisie que de rigueur. Si l'on entend plus que souvent l'opus 23 de Tchaïkovski, ses deux autres concerti demeurent rares. L'on saluera donc doublement René Martin de les avoir programmés et de rendre à chacun sa place particulière dans le cursus du compositeur en les jouer tous trois. Aussi est-ce une belle idée d'en avoir confié l'exécution à deux solistes : un maître reconnu pour les plus rares, un jeune artiste qui n'a pas fini d'étonner pour le plus célèbre.
Alors qu'il interprétait le Concerto n°1 avant-hier à Narbonne dans le cadre du Festival de Radio France et Montpellier, Boris Berezovsky [photo] s'attelle ce soir aux deux suivants. La soirée commence par le Concerto en sol majeur Op.44 n°2 conçu en 1880, cinq ans après son fameux prédécesseur au catalogue. À la tête de l'Orchestre National d'Ile de France dont le pupitre de violoncelle affirme de nets progrès, Dmitri Liss se montre très attentif aux équilibres pupitraux, à chaque dessin et à la bonne intelligibilité des échanges. Si les interventions de bois paraissent manquer de couleurs, on apprécie une pâte de cordes d'un romantisme mafflu, dans l'Allegro brillante où le pianiste fait une entrée délicatement nuancée, tissant avec prudence les déclinaisons chimériques du texte. La sobriété du discours bénéficie d'une saine clarté et d'une évidente volonté de ne pas désigner comme tels les moments les plus virtuoses qui, ici, semblent survenir comme naturellement. Mouillant élégamment l'aigu du Steinway – et Dieu sait comme c'est malaisé –, Boris Berezovsky cisèle d'heureux pianississimi à ce concerto discrètement opératique dont le final du premier mouvement lorgne succinctement vers Wagner.
D'une belle pureté, l'approche du grand solo de l'épisode médian s'avère rigoureuse, d'une grande classe. Le premier violon accorde une exquise tendresse à son solo, évoluant bientôt en duo avec un violoncelle au son avantageusement musclé, bien qu'accusant un aigu parfois incertain. C'est vers la musique de ballet de Tchaïkovski que nous emporte l'Allegro con fuoco conclusif, avec le bondissement étrangement obsédant de son second motif. Les artistes en livre une version d'une grande fidélité à la tenue exemplaire.
Douze ans plus tard, Tchaïkovski se lance à la fois dans une sixième symphonie (la Pathétique) et le Concerto en mi bémol majeur Op.75 n°3 au mouvement unique, sorte de bref poème symphonique concertant qui s’affiche lisztien, à tout point de vue : le type de virtuosité, l'hésitation mélodique, l'indécision harmonique et jusqu'au climat général. Mais attention, nous abordons bien au rivage d'une œuvre russe, ce que n'omettent pas Liss et son orchestre en travaillant une couleur assez secrète aux vents qui l'ouvrent (de fait, l'alliage timbrique est savamment ménagé par la partition). Aux cuivres franchement écrits wagnériens, on reprochera une crudité qui ternit l'œuvre. Berezovsky affiche un piano lumineux qui « ouvre la tête », avant de ménager une sonorité plus ronde, malencontreusement contrarié par un relâchement technique.
Le Concerto en si bémol majeur Op.23 n°1 vient couronner la soirée, sous les doigts ô combien étonnants du jeune Andreï Korobeïnikov. À vingt-trois ans, le pianiste offre une grande souplesse de phrasé, une technique russe à l'ancienne, comme ont pu la décrire les commentateurs d'autrefois, et cependant plus personnelle que bien des compatriotes de sa génération. Position basse, voire très basse, du bassin, poignet à peine en surplomb, voûte puissante d'une main aux proportions impressionnantes dont chaque doigt semble pouvoir phraser en toute indépendance, insistance du détaché, mobilité très ancrée dans le clavier, usage parcimonieux des pédales : voilà qui ressemble à tout ce qu'il est bon de prendre chez un Pogorelich, par exemple. Les accords introductifs de l'Allegro non troppo e molto maestoso bénéficient d'une couleur d'une richesse inouïe. L'exécution s'orne ensuite d'une musicalité évidente et inventive mettant à son service un juste sens de la nuance. La grande cadence finale jouit d'une articulation à la présence presque revêche.
Irréprochable, l'Andantino manque encore de poésie ; dans quelques années, elle y sera, n'en doutons pas. Korobeïnikov est littéralement happé par l'ultime mouvement auquel il donne une verve inénarrable. Aussi l'orchestre joue-t-il mieux encore qu'au début du concert, Dmitri Liss étirant génialement la progression, finement pensée et remarquablement entretenue, du tutti jusqu'à l'éclatement du final. Nous vous conseillons vivement d'aller écouter Andreï Korobeïnikov ici-même, le 14 août, dans un récital Beethoven qui promet.
BB