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Chroniques
Anaïs Gaudemard joue le Concerto en ut majeur de Boieldieu
Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie, Jamie Phillips
Il est des concerts pas comme les autres, indépendamment du programme présenté. Ainsi celui-ci, qui accompagne la sortie d’un disque Claves enregistré il y a quelques mois au Théâtre des arts où nous nous trouvons, par Leo Hussain et l’Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie que nous entendrons aujourd’hui sans son nouveau chef. En 2015, les Sommets musicaux de Gstaad distinguent Anaïs Gaudemard par le Prix Thierry Scherz, décerné par la Fondation pro Scientia et Arte, qui induit la gravure d’un CD avec un orchestre. La jeune harpiste se décide pour le Concerto en ut majeur de François-Adrien Boieldieu, les fameuses Danses de Claude Debussy et le Concerto d’Alberto Ginastera, compositeur argentin [lire nos chroniques du 6 avril 2016, du 29 mars 2007, et nos critiques des CD de l’Odense Symfoniorkester et de Ralph Votapek] dont l’actuel centenaire passe presque inaperçu – de rares concerts chambristes, la réédition discographique de l’opéra Bomarzo (1967) et bientôt une soirée prometteuse de la Hochschule für Musik de Bâle avec la Rhapsodie Op.16 n°1 Pampeana, trois sonates (pour violoncelle Op.49, pour guitare Op.47, pour piano Op.53 n°2) et, surtout, les quatre Cantos del Tucumán Op.4 de 1938 (Musik-Akademie Basel, à 19h le 27 novembre).
Mise à disposition ce jour-même, la gravure fut en partie réalisée grâce à un financement participatif (sociofiancement ou crowdfunding) qui s’est avéré fructueux. Outre le fidèle public d’abonnés de l’Opéra de Rouen Normandie, les gradins comptent donc les nombreux mécènes du projet, ceux-ci étant parfois ceux-là, bien sûr. Deux des trois opus du disque sont joués ce soir, introduits pas la curieuse Schrumpf-Sinfonie Op.80 de Kurt Schwertsik (né en 1935). Curieuse, en quoi ? En ce qu’elle est l’œuvre d’un musicien d’aujourd’hui qui écrit comme avant-hier. Créée à Salzbourg le 31 décembre 1999 par Roger Norrington à la tête de la Camerata Salzburg, la Symphonie rétrécie, ou ratatinée, rabougrie, selon le parti pris du traducteur – qu’on osera même dire lyophilisée (bien qu’elle ne soit guère sensible aux précipitations de cette journée fort mouillée) –, est le fruit étonnant d’un étudiant de Cage, Cerha, Kagel et Stockhausen dont soudain l’expression céda à une nostalgie régressive, dans les années soixante. Tel le cancer, maladie de l’indifférenciation par clonage cellulaire exponentiel, la pandémie néotonale franchit les frontières, confirment les quatre pauvres mouvements du Viennois.
Les délices de la modernité recouvrée : ainsi perçoit-on, après une si morbide expérience, les Danses sacrée et profane que Debussy dédiait en 1904 à Gustave Lyon, inventeur de la harpe chromatique et patron de la maison Pleyel qui les lui avait commandées comme pièces de concours du conservatoire bruxellois. Nous découvrons le legato nourri de la harpiste dont l’interprétation délicate de la première (Très modéré) est rehaussée par des cordes colorées à l’ancienne, insufflée par la demi-teinte romantique du trait de violon solo, d’une ténuité admirable. Quand on sait la force musculaire à convoquer pour jouer la harpe, la complexité des pédalisations, l’on voit en ses solistes des sortes d’athlètes-musiciens. La fluidité et l’élan de la seconde (Modéré), en saine complicité avec le moelleux des pupitres rouennais, convainquent pleinement.
Il est né non loin d’une voie à laquelle on donna plus tard le nom de Saint-Saëns, c’est-à-dire Rue aux ours, à moins de cinq minutes de marche d’ici, en décembre 1775. Il survécut aux ventilateurs politiques du temps, écrivit beaucoup de musique, connut de grands succès, mais son œuvre tomba en désuétude, de sorte qu’on en connaît (et encore, vaguement) les opéras-comiques La dame blanche (1825) et Le calife de Bagdad (1800). Si les pages da camera sont aux oubliettes, de très rares pianistes servent parfois le Concerto en fa majeur (1793). Le Concerto en ut majeur pour harpe et orchestre Op.82 (1800) a plus de chance, vraisemblablement parce que le répertoire harpistique offre moins de choix. Aussi les grands solistes le jouent-ils tous, depuis Lily Laskine, Marie-Claire Jamet, Marielle Nordmann ou Xavier de Maistre, et, pour les tout jeunes, Valérie Milot et Sasha Boldachev. Installé à Paris deux ans après la fin de la Terreur, Boieldieu y rencontre l’Alsacien Sebastian Erhard, plus connu sous son patronyme francisé en Sébastien Érard lors de l’ouverture alors toute fraîche de la maison de même nom, futur inventeur du double-échappement (pianos de 1821) et de la harpe diatonique à double mouvement (1810).
En 1800, Mozart a quitté le monde il y a neuf ans, Haydn travaille aux Schöpfung et Jahreszeiten, ses deux oratorios de la maturité, tandis qu’à Vienne est donnée la première de la Symphonie en ut majeur Op.21 n°1 d’un trentenaire de renom, Ludwig van Beethoven. De fait, l’Allegro brillante fait songer aux manières des trois géants, le souvenir classique l’emportant toutefois chez Boieldieu sur la hardiesse romantique. L’ut mineur qui ouvre l’Andante fronce des sourcils de tragédien lyrique, mais c’est un air à la mélancolie changeante qui s’y joue. Anaïs Gaudemard en respire avec cœur une amabilité qui n’est qu’apparente. Quasi recitativo, le chant alterne les climats en une hésitation qui n’échappe pas à Jamie Phillips. Sa baguette infléchit le Rondeau suivant (attaca) dans ces atermoiements qu’après trois décennies l’on rencontrera chez Chopin (sa facture partage avec celle-ci une vocalité certaine, bien qu’arrivant d’une Italie plus tardive) – romantique, donc, finalement. Chaleureusement applaudie, la soliste remercie d’une sonate empruntée au vaste corpus scarlattien.
Jeune chef très apprécié dont la première partie de la soirée a déjà montré la technique extrêmement lisible, Jamie Phillips parcourt le monde, de concert en concert. Cinquième de Sibelius à Zagreb, Première du même à Eastbourne, Siegfried Idyll de Wagner et Huitième de Beethoven à Glasgow, autant d’opus symphoniques mâtinés de pages concertantes qui firent le début de sa saison. C’est sa faculté à communiquer un enthousiasme ardent qui se manifeste après l’entracte, dans une lecture électrique de la Symphonie en la majeur Op.92 n°7. Jouée en petit comité (formation Mozart), l’œuvre du cher sourd gagne un dessin d’une adamantine précision. Le Poco sostenuto impératif, souplement emporté par un Vivace sans lourdeur, contraste avec un Allegretto parfaitement chambriste où l’on admire Philippe Bajard, l’excellent timbalier infiniment soigneux de chaque impact, de son inscription dans la nuance, du respect de l’équilibre. Ce n’est pourtant pas l’épisode qui convainc vraiment, la célérité louable de l’exécution passant d’un poil à côté du sujet qu’elle maintient paradoxalement sous un précautionneux perré. La vitesse sied assurément à Jamie Phillips : il met le feu au Presto, plus encore que Vassili Petrenko récemment [lire notre chronique du 28 octobre 2016], concluant par un Finale à l’heureuse carté – de tels tempi font d’autant plus apprécier la bonne santé de l’Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie !
BB