Chroniques

par marc develey

Am Anfang | Au commencement
installation d’Anselm Kieffer

Opéra national de Paris / Auditorium Bastille
- 13 juillet 2009
Am Anfang, spectacle d’Anselm Kieffer et Jörg Widmann
© charles duprat | opéra national de paris

Au commencement. Berechit. L’impossible halètement d’une plénitude. Un spasme. Un vide. La possibilité d’un lieu dépouillé de toute éternité et de la paix dense des alephs. Terre rêche non pour les Elohim pluriels disséminés au-dessus des eaux. Pour Yahvé. Dieu des armées. Vaste est la terre qui se tient en frontière de cataclysme. Un monde destiné à la guerre n’est fertile que des gravats et de l’affairement des survivantes autour de nouveaux murs qui en contiendraient mieux les limites. Terre riche seulement d’une errance d’entre les ruines, dans la relance réitérée des promesses et des abandons.

De même qu’aucun sacrifice ne se peut préserver d’un résidu innommable et terrible qui en anéantirait la pureté n’était la présence d’un dieu pour en consommer le poison, tout anéantissement conserve un reste, au-delà et au-dedans de la cruauté du dieu retiré. Un reste en limite de silence, acouphènes que l’on étire. Moire sonore peuplée de sixtes. Le vent. Archets frottés en glissandi. Le vent ! Puis, au commencement, les femmes. Affairées à la briqueterie, les femmes investissent l’espace sonore d’un bruit de fabrique ; cliquetis fractal, apaisant ; un mur se fait, hésite, s’allonge.

Les jeux de la poussière, la lumière drue, les lointains ouverts sur l’entassement des soutènements vides du ciel, cellules et cubes et boîtes en ruine empilés en souvenir anticipé des lendemains de toute guerre, déterminent, sur la scène évidée comme le ventre d’un trop vieux Léviathan, les seules façons possibles d’un dieu : deux femmes – deux principes – opposées. Chekhina, morne et bavarde inspiratrice des prophètes accorés au désastre (« oh mes reins sont remplis d’angoisse […] Mon cœur est troublé, La terreur s`empare de moi ; La nuit de mes plaisirs devient une nuit d`épouvante ! », Isaïe 21, 3-4), et Lilith venue des vents mauvais se vautrer silencieuse où commence l’amorphe (« Yahvé y tendra le cordeau du chaos et le niveau du vide […] Là encore se tapira Lilith, elle trouvera le repos », Isaïe 34, 11-13), accord d’orchestre faisant taire le violoncelle.

Un solo de clarinette comme une mouche folle. On devine l’air surchauffé dans les sons adventices et tournants. Unisson. Désolation sur la scène minérale et grise. « Voici que, par ma menace, je dessèche la mer, je change les fleuves en désert; leurs poissons pourrissent faute d'eau, et ils périssent de soif. Je revêts les cieux d'obscurité, et je les couvre d'un sac », Isaïe 50, 2-3.

Le chœur mélismatique des femmes interrompt un temps la Chekhina, irritante de ne nous laisser rien savourer qu’elle ne projette déjà dans l’ennui prophétique. Parole mal incarnée, dont les mots seuls pleurent le monde, qu’on écoute à demi, qui nous lasse trop vite, nous glace trop peu – agace. Elle parlera pourtant, jusqu’à la toute fin ou presque, alors que les femmes s’en iront courbées, balayant dans la perspective énorme l’horizontalité sableuse écrasée par la verticalité rythmique des colonnes d’Anselm Kiefer, et le souvenir strident d’une interminable chute de sable avant un tourbillonnement de clarinette.

L’étonnante et remarquable partition de Jörg Widmann défait les quasi-stases de la scène et mène le silence d’en dessous la parole jusque là où se font les mondes. Quelques clameurs, accords et crescendi tranchent sur la place faite aux textures plus indifférenciées, cordes de piano pincées, accordéon dans le suraigu, harmonica de verre.

Les dimensions s’en vont par deux : silence/clameur, fabrique/maçonnerie, musique/concept, horizontal/vertical, espace clos du commencement/processus ouvert des microprocessus sonores de son instauration, Chekhina/Lilith, errance dirigée/vagabondage indécis et secret ; mais derrière, l’etcetera qu’on y pourrait encore adjoindre : spectateur/scène. Si bien que la dualité reste sur scène sans jamais réellement nous traverser, malgré l’intelligence de cette collaboration dont nous ne pouvons qu’à peine effleurer la richesse scénique, herméneutique et musicale. Nous ne comprendrons que de loin, comme d’un Sirius gorgé d’eau, ceux à qui les vents de sables agacent les dents, qu’ils dénudent jusqu'à l'os, effritent et éparpillent, ne laissant au four de l’histoire qu’un fantôme de poussière et de bile que n'apaise nul sommeil. Aussi bon soit-il – ô combien ! – que l’Opéra puisse accueillir de telles œuvres, il y avait sans doute plus de justesse dans l’idée initiale d’un déplacement du spectateur au cœur de cette scène écrasée d’infini biblique que dans l’obscène éloignement à l’italienne du spectacle achevé.

MD