Chroniques

par bertrand bolognesi

Alî Ufkî alias Wojciech Bobowski
Francesca Lombardi Mazzulli et Valer Barna-Sabadus

Pera Ensemble dirigé par Mehmet C. Yeşilçay
Innsbrucker Festwochen der alten Musik / Tiroler Landestheater, Innsbruck
- 14 août 2012
le jeune contre-ténor roumain Valer Barna-Sabadus au Festival d'Innsbruck
© stefan angerer

En s’associant au Pera Ensemble, que dirige le percussioniste Mehmet C. Yeşilçay, le soprano iltalien Francesca Lombardi Mazzulli et le contre-ténor allemand d’origine roumaine Valer Barna-Sabadus tournent leur art vers la croisée des musiques turque traditionnelle et baroque occidentale. De fait, en ses rangs Pera lui-même compte ud (luth), kanun (cithare), ney (flûte) et kemençe (violon), mais encore viole de gambe, théorbe, guitare baroque, hautbois da caccia, viole d’amour et même hautbois schamei (instrument populaire allemand – ne pas confondre avec le schalmei, autrement appelé martinshorn, sorte de trompe à plusieurs pavillons inventée au début du XXe siècle) : c’est déjà dire qu’il se situe précisément dans l’échange des pratiques musicales.

C’est tout naturellement qu’au Festival de musique ancienne d’Innsbruck (Innsbrucker Festwochen der alten Musik) il présente un programme mêlant madrigaux monteverdiens et danses de cour ottomanes, dans la suite de l’activité précieuse de Santurî Alî Ufkî, alias Wojciech Bobowski (1610-1675), compositeur polonais capturé par les Tatars de Crimée et remis au talentueux Muradi, soit le terrible sultan Mourad IV – poète aux heures où se reposer des nombreux massacres, fratricides et autres joyeuses exécutions qui marquèrent son règne (de 1623 à 1640). Parce que le captif révéla ses qualités de musicien, il fut bientôt mis au service du sultan, puis de son successeur (et frère) Ibrahim le fou qui ne régna que huit ans (1648). Apprécié à la cour, Bobowski se convertit à l’Islam et prit le nom d’Alî Ufkî. Lorsqu’en 1648 Mehmed IV (fils d’Ibrahim I) ouvre un long règne (jusqu’en 1693 – aussi faut-il préciser qu’il n’a que six ans lorsqu’il s’assoit sur le trône), Alî Ufkî transmet la musique occidentale aux pages de la cour, note la musique turque, traduit la Bible en langue turque et collecte bientôt son Mecmûa-i Sâz ü Söz, vaste anthologie de la musique ottomane. Parce qu’il pratique une quinzaine de langues, on fait également appel à lui en tant qu’interprète. Au fond, plus que trois sultans, c’est la Grecque Kösem, véritable souveraine de 1623 à 1651 (tour à tour épouse, mère, sultane avérée et régente officielle), que servit Bobowski.

Vous rappelez-vous ? Il y a près de trois ans, nous rendions compte du spectacle Müzennâ vu au Festival de Sablé. Était précisément abordé là, par une formule particulière d’alliage artistique, cette personnalité incomparable et d’importance de l’histoire de la musique que fut Bobowski. Quelques semaines plus tard, nous rencontrions la musicologue et chanteuse Chimène Seymen avec laquelle approfondir plus avant cette approche [lire notre dossier de février 2010]. Aussi retrouvons-nous en partie un propos passionnant : celui de révéler par la confrontation au concert (si ce n’est dans un dispositif mis en scène) une complicité dans les échanges musicaux entre orient et occident.

Ce soir, nous assistons à une joute musicale qui alterne danses ottomanes, arie lyriques ou madrigaux italiens et pièces instrumentales recueillies par Bobowski ou, plus tardivement, par Demeter Cantemir (1673-1723), prince roumain violemment esthète, musicien lettré, polyglotte et libre curieux qui parcourut l’Europe du sud-est au nord-est, plus précisément d’Istanbul à Saint-Pétersbourg (on lui doit plusieurs essais, dont une étude sur l’Islam et une somme, Histoire de l’Empire Ottoman).

Ainsi goûtons-nous les couleurs tendres, les douces inflexions ottomanes dont l’aura gagne les soupirs convoqués par Monterverdi, mais encore les évocations plus directement revendiquées d’un Caccini, par exemple, et de nombreuses chaconnes et folia dont la fermeté investit avec bonheur l’onctuosité turque. Le jeune contre-ténor [photo] navigue dans ces deux XVIIe siècles avec sensibilité, parfois avec véhémence (Türki Beray), tandis que Francesca Lombardi Mazzulli suspend l’écoute à ses lèvres, livrant, entre autres, un Che si può fare de l’étonnante Barbara Strozzi dont elle magnifie somptueusement l’expressivité, d’ailleurs subtilement soulignée par le ney en imitation de la voix humaine. Si une marche des janissaires (Giray Han) côtoie un ballet des ombres (Cazzati), duos et pantomimes diversifient les plaisirs, contrastant avec des pages plus recueillies.

BB