Chroniques

par jacques duffourg

Akadêmia et Françoise Lasserre
Johann Sebastian Bach | Matthäus Passion

Festival de La Chaise-Dieu / Abbatiale Saint Robert, La Chaise-Dieu
- 24 août 2011

Ajouter sa propre pierre à l'édifice interprétatif d'une Passion de Bach, c'est poser sans cesse la question majeure, celle du théâtre. Depuis des décennies serpent de mer de discussions entre mélomanes, l'étiquette « d'opéra du Cantor » n'aura jamais eu autant de raison de se trouver dans les deux grands opus narratifs qui nous sont intégralement parvenus, Saint Jean (quatre versions à partir de 1724) et Saint Matthieu (1729-1744, quatre également).

Une représentation théâtrale ne serait-elle qu'un rite séculier, voire païen ? Ne passons pas à côté de toute une dramaturgie sacrée dont l'époque baroque fut prodigue, et pas seulement en Allemagne du nord, terre d'élection de ces histoires de la Passion du Christ ! Ce qu'on appellerait aujourd'hui la lettre de mission dévolue au compositeur par les autorités de Leipzig n'a pas contribué à clarifier la donne, puisqu'elle énonce, en des termes désormais notoires (révélateurs, en creux, des pratiques en vigueur) : « composer une musique de nature qu'elle ne paraisse pas sortir d'un théâtre, mais bien plutôt qu'elle incite les auditeurs à la piété ». Place à la contemplation. Une écoute, même superficielle, de sa Saint Jean illustre pourtant que Bach n'en a pas plus tenu compte que ses prédécesseurs, tant il s'y vautre dans le drame le plus violent, et ce dès le chœur d'entrée. Plus ample, plus développée, plus méditative par contrecoup, sa cadetteSaint Matthieu,offerte ce soir en l'Abbatiale Saint Robert de La Chaise-Dieu, peut se prêter à une restitution légèrement moins heurtée ; pas davantage à un hiératisme immanent.

Le cœur dramatique, c'est l'Évangéliste.
Qu’à l'occasion de cette tournée le choix de Françoise Lasserre se soit porté sur Markus Brutscher vaut profession de foi. Le ténor allemand fait assurément corps depuis une dizaine d'années avec ces emplois hors norme, s'illustrant l'an passé de manière spectaculaire en Jean sous l'autorité de Marc Minkowski. Son attention maniaque au mot, son extraversion raffinée, son dolorisme halluciné (le reniement de Pierre), ses aigus infatigables – le tout ajouté à un timbre hypnotique – composent une sorte de personnage schizophrène, tenant à la fois du protagoniste et du témoin. À rebours de certains vilipendant un excès de maniérisme, nous pensons que l'artiste rend justice au caractère même d'une Passion luthérienne baroque, l'arrachant à une tradition (trop) souvent calviniste. Lui offrir en contrepoint le Jésus de Christian Immler, pur produit du Tölzer Knabenchor et autre expert partout fêté, c'est d'autant plus une nécessité que la déclamation sereine et volontiers énigmatique de celui-ci s'illumine des exacerbations de celui-là.

Le surcroît de vérité du théâtre, c'est aussi la spatialisation, la profondeur de champ. Lasserre l’impose en recourant au double orchestre (une seule viole de gambe, toutefois) et au double chœur de deux fois douze voix, comprenant les huit solistes placés symétriquement de part et d'autre, tandis que seize chanteurs supplétifs (le ripieno) forment quatre groupes de quatre parties disposés à l'arrière-plan. En leur sein officient les intervenants ponctuels tels que Pierre, les servantes, l'épouse de Pilate, etc., Pilate lui-même, ainsi que Judas, étant incarnés par Benoît Arnould et Philippe Roche. C'est en solo que ces deux basses donnent le meilleur d'elles-mêmes : Roche sans doute plus débonnaire qu'affligé, mais admirable de phrasé, Arnould, d'un dépouillement quasi mystique en un Mache dich, mein Herze, rein au balancement commotionnel.

Des deux ténors, si Johannes Weiss fait preuve d'une belle vaillance, presque surdimensionnée pour son seul Geduld !, c'est Vincent Lièvre-Picard qui, par un Ich will bei meinem Jesu wachen également unique, mérite toutes les louanges : pour sa beauté de verbe, son délié et sa clarté d'aigus scellant l'apport à ce répertoire d'un vrai métier de haute-contre. La répartition des airs d'alto n'est pas égalitaire, Paulin Bündgen n'en ayant qu'un à son actif, quoique conséquent : la mélopée sans fin de Können Tränen meiner Wangen à laquelle il apporte une douceur inouïe – un peu monochrome peut-être, à moins qu'elle ne soit empruntée. Damien Guillon, en charge de tout le reste, tutoie les anges d'un bout à l'autre de cette part fondamentale de la Passion. Outre la splendeur intrinsèque de son matériau, le contre-ténor français régale d'un souffle, d'une précision technique et d'inflexions piétistes tout à fait en phase avec le propos – en miroir parfait avec l'Évangéliste. Très attendu, l'Erbarme dich ne déçoit pas, Guillon y faisant d'autant plus d'effet qu'assaut de pudeur ; Ach ! Nun ist mein Jesus hin !, ouverture de la seconde section, est plus abouti encore, tant par sa messa di voce sûre et translucide que par la richesse expressive.

En soprano, Céline Scheen, qui ne cède que le premier air à sa consœur Cécile Kempenaers, n'a pas une voix extrêmement puissante, mais une musicalité hors pair, certainement, ocellant de ses aigus surnaturels les voûtes de l'Abbatiale, en particulier lors d'un Aus Liebe, aus Liebe incantatoire. Le doux tapis sonore qu'y tissent les instruments obligés (flûte, hautbois), interlocuteurs bien plus que faire-valoir, témoigne autant du talent des musiciens que du savoir-faire de la cheffe qui les a formés. Celle-ci n'a pas son pareil pour tirer le meilleur de ces obbligati dont la Saint Matthieu est littéralement truffée : pas moins de dix récitatifs drus et intenses, nourris de ces délicates interventions instrumentales, viennent prendre place avant des airs eux aussi enrichis de ces apports.

Françoise Lasserre et Akadêmia : voilà une équipe à l'opposé de toute forme de « coup », coup de menton ou coup marketing. Depuis des années, un répertoire, une manière d'être et une stimulante discographie se structurent, souvent éclairée par la présence de fidèles, Damien Guillon en premier lieu. La conduite des deux orchestres ici convoqués se situe très au delà de la simple excellence technique, comme l'est celle des deux groupes de choristes : ces derniers, magnifiques, de la souplesse orantesans excès de pathos des trois chœurs monumentaux à la crudité poignante des vociférations de la turba, sans omettre les apaisants chorals.

Dès lors, il n'est plus que de se laisser bercer par la sollicitude – oserons-nous écrire la tendresse ? – des regards et gestes avec lesquels la maîtresse d'œuvre parachève son ministère. Après tout, cette histoire ne nous parle que d'amour ; c'est aussi cela, le théâtre.

JD