Chroniques

par delphine roullier

Aida | Aïda
opéra de Giuseppe Verdi

Théâtre du Capitole, Toulouse
- 21 février 2004
au Capitole de Toulouse, Pet Halmen met en scène Aida de Verdi
© patrice nin

C’est à l’occasion du percement du canal de Suez que Verdi est invité à écrire Aida (1871) afin d’inaugurer l’Opéra du Caire. Le metteur en scène Pet Halmen décide de se souvenir de la circonstance : fidèle au livret, l’ensemble naît au musée Égyptien du Caire et l’auditeur de ce soir n’est autre que le compositeur lui-même qui se confronte à sa création et va assister, le temps de la représentation, à son rêve en construction.

Dans cette double perspective, l’opéra tire richesse d’un anachronisme capable de renouveler en présence un ici et maintenant qui a bel et bien son mot à dire. Ainsi de ce baptême miraculeux de tous les temps (antiquité pharaonique, époque romantique et contemporaine) surgit le mariage des eaux enfantant un espace vierge et fertile, irradiant de bleu. Aussi, dans l’univers figé du musée, les yeux se noient-ils dans le lapis-lazuli d’une pièce où colonnes transies, glaives sous verre, statuettes nègres et idoles pétrifiées s’offrent, silencieux, au visiteur. L’auditeur est un archéologue chanceux qui se libèrera de l’inertie, puisque de ce cabinet de curiosité affleure une Égypte qui, au rythme des harmonies du discret prélude, lève son voile et entame sa propre vie. Et si le premier assaut mélodique prononce une mort brutale, celle de l’aveugle Radamès, c’est que cette mort, dans laquelle il recouvre la vue, assure résurrection et pérennité aux momies exhumées de leur mutisme. Et puisque rien ne se perd, tout se transforme, la musique devient une puissante alchimie qui, en délivrant la vue de son immobilité, la fait pierre philosophale, métamorphosant l’or égyptien en astres mystérieux et le bleu en un fécond paradis des dieux.

Sous le signe de la tragédie s’amorce la passion amoureuse pour Radamès, chef des troupes du roi Ramphis, que se déchirent Aida, l’esclave éthiopienne, et sa maîtresse Amneris, fille du roi d’Égypte. Dans cette rivalité autour du même homme, s’il est question d’amour, de pouvoir et de patrie, jamais les convictions ne cèdent au destin. L’évidence de l’amour persuade les amants vainqueurs de leur passion que les évènements contrarient. Radamès préfèrera se voir mort dans l’amour qu’aveugle dans la trahison. Aida, l’élue de son cœur, vacille entre faiblesse et perfidie : se refusant dans un premier temps au déshonneur de sa patrie, elle sacrifie ensuite son propre amour dont elle ira jusqu’à trahir l’authenticité. Elle mène la guerre jusqu’au tombeau où, dans une ultime prise de décision, elle rejoindra Radamès pour l’éternité. Abandonnée, Amneris voit son rêve s’évanouir.

Le parti pris de ce soir met à l’honneur l’épreuve du corps humain dans la musique, sur le modèle d’un lyrisme qui accompagne avec précision les drames et les émotions vécus. Les corps, souvent dénudés sinon peints, en quelques sortes statufiés, se libèrent à mesure que s’exprime, dans sa totalité, l’humanité d’un hors temps amoureux.

Dolora Zajick, d’une superbe voix, exprime un inquiétant motif jaloux dans le rôle d’Amneris, rusée et passionnée. L’exaltation résignée et sensuelle par laquelle elle conclut est de toute beauté. Et dans le dramatique duo du deuxième acte, à la juste gravité d’Amneris, Aida, interprétée par Michèle Capalbo, ne sait véritablement calmer l’écho avec les modulations imprécises et fragiles qu’implique son thème. Sa prestation manque parfois de fragilité. En revanche, Piero Giuliacci mène l’action avec l’humanité d’un Radamès faible, jouant avec la tension nécessaire d’un rôle au lyrisme généreux et authentique. Giorgio Giuseppini campe un Ramphis déterminé, puissant et vaillant, imposant un timbre large et une ligne vocale noble et altière. Sa rigoureuse prestation incarne parfaitement le solide appareil d’état pharaonique.

Avec brio, Maurizio Benini conduit l’orchestre en jouant avec aisance de contrastes étonnants, vivifiant une partition qui alterne gammes sensuelles et hymnes spectaculaires pour donner toute sa force expressive à Aida. Tel un rêve est apparu, sous nos yeux, un voyage d’Orient hors du commun où la force du cœur et du corps s’est trouvée mêlée à la jalousie dans des harmonies irisées. En peintre, Verdi décline les parfums délicats d’un Orient riche de fatales passions ; en auditeur sensible, Pet Halmen dote l’Égypte d’un corps musical triomphant d’humanité.

DR