Chroniques

par bertrand bolognesi

Да здравствует мексика! | ¡Que viva Mexico!
film de Sergeï Eisenstein – musique de nlf3

Cité de la musique, Paris
- 8 décembre 2005
¡Que viva Mexico! film d'Eisenstein et musique de nlf3
© dr

On s’étonnera peut-être qu’Hollywood ait fait appel à Sergeï Eisenstein pour un projet de film sur le Mexique… L’histoire dudit film dresse un portrait peu reluisant de la fantasmatique métropole américaine du septième art. À l’automne 1924, le réalisateur letton signe un contrat de production avec Upton Sinclair. Avec Grigori Alexandrov, Edouard Tissé et une équipe comptant trois Mexicains, il tourne durant toute l’année 1931 les images qui constitueraient les quatre parties – Fiesta, Sandunga, Maguey et Soldadeira – de son film : ¡Que viva Mexico!. Début janvier 1932, la production suspend soudain les financements, de sorte qu’après avoir pu voir les développements à New York, Eisenstein regagne Moscou au printemps, sans monter l’œuvre.

Les négatifs sont d’abord expédiés vers l’URSS, puis interceptés et retournés à l’envoyeur. Ce n’est qu’en 1979 qu’Alexandrov put réunir les images stockées au Musée d’Art Moderne de New York – beaucoup les croyaient détruites – et finir le film, selon les intentions de l’auteur ou le souvenir qu’il en avait gardé : car trois décennies plus tôt, Eisenstein quittait ce monde.

Lors du tournage, les maîtres d’œuvre soviétiques ont fait appel aux conseils des peintres David Alfaro Siqueiros (Chihuahua, 1896 – Mexico, 1974) et Diego Rivera (Guanajuato, 1886 – Mexico, 1957), célèbres muralistes (qui influenceraient plus tard les expressionnistes abstraits nord-américains, Jackson Pollock en tête), comme Orozco et Tamayo, attachés au Syndicat des peintres, sculpteurs et graveurs révolutionnaires de Mexico. Au-delà de la naturelle sympathie qu’un Eisenstein venu d’URSS put rencontrer en ces hommes qui avaient fondé cinq ans plus tôt El machete (revue communiste) et, dans la décennie suivante, se lieront d’amitié avec Trotski exilé, un même souci d’édification d’une fresque populaire les préoccupait.

Après une succincte introduction dont les gros plans sur les visages de statues ornant les pyramides aztèques captivent l’œil, le film commence véritablement par les rites funéraires. Suivront les images d’un Eden sublimé, une jeune fille se coiffant quiètement dans une pirogue, parmi les singes et les alligators, la discrète évocation d’une sieste crapuleuse dans un hamac, sous les gentils bécots de aras bienheureux, etc. Nous sommes à Tuhuantepec dont nous visitons les marchés. Là, Eisenstein sait jouer en magicien des textures, révélant les effets géométriques des motifs tissés, des cloisonnements des ananas, du tressage d’une chevelure, comme du balisage constant des mouvements du bal par une branche de palmier, dans un constant contraste ombre-lumière extrêmement graphique. Et de conclure : « C’est ainsi que coule lentement cette vie semi végétale dans le vieux Mexique tropical ».

La Fête de la Vierge de Guadalupe occasionne une critique acerbe du colonialisme, à travers l’exposé des conquêtes « au fer rouge » de Cortès, critique commune à tout un cinéma d’alors dont témoigne, entre autres, la production de Poudovkine (voir Tempête sur l’Asie, 1928). Le catholicisme mexicain, mâtiné de survivances des rites ancestraux païens, se révèle ici un culte de la flagellation et de la mort. Plus nuancée s’avère la présentation de l’univers tauromachique. À travers la journée d’un matador, Eisenstein demeure mitigé entre la déploration de la cruauté d’un sport d’importation devenu national dans le Mexique moderne et la fascination ressentie pour cette antique cruauté elle-même ; sa façon de filmer la corrida rejoint l’idée d’une danse de séduction évoquée par Montherlant, Ibañez ou encore Cocteau, à la même époque.

À cette narration documentaire succède une fiction située dans une hacienda de Tetlapaïac. On y aspire jour après jour le jus huileux des cactus pour en faire un alcool, pendant les quelques trente-cinq années que dure la dictature du général José de la Cruz Porfirio Díaz Mori, provoquant, avec l’épisode décisif de l’emprisonnement du rival politique Francisco Madero, la Révolution mexicaine. Ici, propriétaires, contremaîtres, sbires, mouches et cochons s’enivrent de suc d’agave, pendant que fomente sa vengeance un jeune ouvrier dont les puissants ont violé la promise. L’étincelle de révolte connaît une répression d’une terrible violence, vue comme pleinement consentie par le pouvoir en place. Eisenstein, à travers la vision de la tenace résistance d’un premier supplicié, la peur horrible d’un second et la hiératique dignité d’un troisième, impose peu à peu l’idée de la Révolution comme nécessité. Et là manque cruellement la quatrième partie, Soldadeira, initialement prévue comme symbole d’un Mexique s’affranchissant du joug bourgeois.

Contrairement au film précédent, Да здравствует мексика! ne bénéficie pas de conditions de projection satisfaisantes, la géographie de l’Amphithéâtre du Musée de la Musique générant de nombreux angles de vue impraticables. Par ailleurs, l’intervention de nlf3 jongle entre soupes affreusement datées et improbables ragoûts répétitifs, transmis par une sonorisation d’un bout à l’autre hurlante. Seule lueur inspirée dans cette indigence datée de 2005 : les effets de stagnations saturées, de souffles, d’échos, suggérant remarquablement l’aridité et la touffeur du climat dans lequel ont lieu les processions. Si l’on aimerait croire en cet homme nouveau dont parlait Louise Michel, alors que

« Sauf des mouchards et des gendarmes,
On ne voit plus par les chemins,
Que des vieillards tristes en larmes,
Des veuves et des orphelins :
Paris suinte la misère » [1]

il demeure troublant d’avoir à constater que ce même Paris qui sut faire sa Commune accueillait quarante ans plus tard Porfirio Díaz, venu se réfugier dans la clémence lutécienne des détonations d’une guerre civile censée le punir de ses abus de pouvoir…

BB

[1] La semaine sanglante, chanson écrite en pleine répression par Jean-Baptiste Clément (1837-1903) en juin 1871