Dossier

entretien réalisé par bertrand bolognesi
metz – 28 février 2017

Zad Moultaka | Noujoum, UM et ŠamaŠ
portrait du compositeur en trois œuvres

Dans la grande salle de l’Arsenal de Metz, le 7 avril, l’Orchestre national de Lorraine, confié à la baguette de Julien Leroy, créera Noujoum, nouvelle œuvre de Zad Moultaka. Pluriel de nejmé, qui en arabe veut dire étoile, les sept épisodes de cette pièce ouvriront l’écoute vers un ciel imaginé. À l’occasion de la première de ses Exercices de lumières par les ensembles Mezwej et Concerto Soave, nous rencontrions le compositeur franco-libanais qui évoquait sa résidence multifacettes à Metz, inaugurée en novembre dernier par Artificiale I (2012), ainsi que ŠamaŠ, la grande installation qu’il prépare pour la Biennale de Venise (Pavillon du Liban)

Ciel du Liban | Zad Moultaka à la Biennale de Venise 2017 © Emmanuel Daydé
© emmanuel daydé [atelier zad moultaka – association sacrum] | ciel du liban

L’on pourrait résumer votre actualité d’artiste en un seul mot : résidences, au pluriel. Outre que vous êtes jusqu’en 2018 à l’Institut du Monde Arabe, à l’ensemble 2e2m cette année et que s’achèvera bientôt une présence de deux ans à l’Ircam, l’Arsenal (Cité-musicale-Metz) vous accueille depuis novembre dernier pour deux saisons, conclues le 15 juin 2018 par une création sur l’épopée de Gilgamesh. Comment envisagez-vous votre résidence ici ?

L’Arsenal est un outil magnifique dont je suis très heureux de pouvoir profiter durant deux saisons. Ici, il y a énormément de chemins. C’est infiniment riche – intellectuellement, humainement, artistiquement. J’aimerais rassembler les forces vives de la ville, au fil de projets extrêmement variés, aux dynamiques différentes. En novembre 2016, une pièce de 2012 a été jouée dans la salle de l’Esplanade où l’on donnera Exercices de lumières tout à l’heure ; il y aura Noujoum dans la grande salle en avril… et ainsi de suite. Mais avant tout, l’académie de Mezwej commence demain. J’ai créé cette compagnie il y a une douzaine d’années. Elle fait dialoguer les langages musicaux orientaux et européens. L’académie rassemble des chanteurs et des musiciens qui viennent aussi bien de traditions arabes, arménienne aussi, de la recherche contemporaine occidentale ou de la sphère baroque. Ils travailleront sur l’organologie, tellement diversifiée, avec ses multiples possibilités. Peut-être écrirai-je ensuite une pièce pour les élèves (je ne sais pas, on verra).

Votre résidence accorde donc belle place à la pédagogie ?

Oui. D’ailleurs, une première rencontre avec des enfants eut lieu hier. De là naîtra une pièce pour eux, avec deux instrumentistes de l’Orchestre national de Lorraine, à propos de Noujoum. Sans oublier les master classes de composition, de culture musicale et d’écriture au CRR Gabriel Pierné. J’ai aussi lancé un projet autour de moteurs imaginaires, avec l’École des Beaux-arts (ESAL), les élèves du programme Conception automobile en Bac Pro du Lycée Eiffel de Talange et les futurs ingénieurs en formation à l’ENSAM, projet qui donnera lieu à une installation sonore dans le grand hall de l’Arsenal, directement liée au concert du mois de mai : UM, souverain moteur de toutes choses.

Le livre des morts tibétains ?

Le compositeur Zad Moultaka et le musicologue Bertrand Bolognesi conversent
© catherine peillon

Exactement. J’ai étiré un moteur pour extraire un chant. Il est apparu à l’intérieur même du moteur ralenti. De là naquit UM, mantra pour soprano, mezzo, alto, ténor et deux basses, onze instruments (flûte, clarinette, cor, trompette, deux trombones, tuba, percussion, alto, violoncelle et contrebasse) avec électronique, réalisée par Gilbert Nouno à l’Ircam qui l’avait commandé conjointement au Festival en Île-de-France. Le 10 mai, l’Arsenal accueillera l’équipe qui créa UM cet automne à Vitry-sur-Seine : les Neue Vocalsolisten Stuttgart et l’ensemble Ars Nova, dirigés par Philippe Nahon.

UM au concert fonctionne avec une installation plastique… Une vaste dynamique relie-t-elle donc tous les projets de votre résidence ?

Un concert, c’est bien, mais ce n’est pas suffisant. Je souhaite en effet créer une synergie, ouvrir vers autre chose. En amont de la création de Noujoum, j’ai écrit pour les enfants quelque chose en rapport direct avec la thématique des planètes, omniprésente dans cette œuvre. Il y aura aussi, en l’Église Saint-Pierre-aux-Nonnains, une exposition de photographies que j’ai prises il y a quelque temps. Au départ, elles n’ont pas été faites dans ce but, mais il se trouve qu’elles entrent en parfaite concordance avec la thématique des planètes. J’ai photographié des fruits suspendus dans la nuit, sans lumière, pendant des pauses très longues, de sorte que les formes surgissent dans le noir comme des astres, d’où le titre : Astres fruitiers. Cette exposition sera visible à partir de l’avant-veille de la création de Noujoum et jusqu’au surlendemain (elle fut déjà montrée l’an dernier à Dubaï).

Votre inspiration puise en des sources et domaines complètement différents. D’où cela provient-il ?

Écrire de la musique c’est entrer dans la forêt. On ne sait pas forcément où mène la promenade, tout en étant parfaitement conscient qu’on y cherche quelque chose. J’ai besoin de renouer avec des énergies perdues. Aujourd’hui, le rapport au monde est devenu très artificiel et n’a de cesse de le devenir plus encore. Rechercher une forme de spiritualité, en tout cas une sorte d’énergie archaïque – j’aime beaucoup le mot archaïque –, est un besoin vital, chez moi. D’où ce regard que je porte volontiers sur l’imaginaire d’il y a quatre mille ans, voire plus ancien encore. L’Homme était alors en relation avec quelque chose que nous avons complètement perdu aujourd’hui. Je cherche dans les lieux de la quête du mystère, que ce soit dans Le livre des morts tibétains ou la culture babylonienne antique, etc. L’Homme y est toujours en peur avec quelque chose qui le dépasse. Il s’agit de spiritualité, pas de religion, bien sûr.

…en vous écoutant, je pense à un vers de Pasolini : « je suis une force du passé »…

Zad Moultaka prépare ŠamaŠ pour le Pavillon du Liban à la Biennale de Venise
© lenavilla [association sacrum] | zad moultaka devant la maquette de šamaš

Mais oui – je vous coupe, pardon. Pasolini est pour moi LE cinéaste, par sa manière admirable de réinventer le mythe. Medea, Edipo re mais aussi Il vangelo secondo Matteo sont des références absolues. Vous êtes en plein dans le sujet, là ! Il ne s’agit pas de regarder le passé avec nostalgie mais d’y puiser les forces de l’avenir, de poser ses pas dans le sillon des ancêtres pour se propulser toujours plus loin.

De fait, votre résidence à 2e2m commençait le 19 janvier par une rencontre intitulée Ouvrir le sacré… Comment s’articulera votre année avec l’ensemble ?

Trois pièces assez récentes sont reprises : Hanbleceya (2012) avec le guitariste Pablo Márquez, Où en est la nuit (2013) et Anath (2015), avec la basse Andreas Fischer (des Neue Vocalsolisten) – une pièce particulièrement déterminante dans mon parcours de compositeur. C’est très intéressant de pouvoir revisiter sur une année des pages déjà jouées qui, du coup, constituent un répertoire. Pierre Roullier est très à l’écoute et chaque fois avance à la rencontre d’une œuvre. Il en réinvente l’interprétation, sans jamais se renseigner sur la manière dont elle fut créée. Pour s’en emparer, il repasse par le même cheminement que s’il s’agissait d’une première – ça c’est vraiment précieux. J’aime beaucoup cet investissement personnel. Et puis il y aura la création mondiale d’Antar, un opus qui visite le mythe préislamique – toujours dans cette quête d’un temps ancien, disons… De l’histoire du poète du VIe siècle errant dans le désert, j’ai surtout retenu le minutieux apprentissage des sons par son ennemi rendu aveugle, qui guette. Antar sera chanté par Amel Brahim-Djelloul, soprano algérien magnifique, et la basse Andreas Fischer. Mezwej collaborera avec 2e2m, comme c’est le cas ce soir avec Concerto Soave.

Dans une petite heure, nous entendrons Exercices de lumières. De quoi s’agit-il ?

Par le passé, Concerto Soave a déjà joué ma musique. Voilà longtemps que nous avions envie de retravailler ensemble. En organisant le calendrier de ma résidence avec Michèle Paradon (Déléguée artistique de l’Arsenal), on s’est dit que ce serait vraiment bien de prévoir une commande pour cet ensemble, qui intègrerait quelques musiciens de Mezwej. Ma nouvelle œuvre se glisse dans un programme de Ténèbres (d’où le titre, en opposition) : j’ai travaillé sur les mêmes textes des Lamentations de Jérémie que les compositeurs italiens des XVIe et XVIIe siècles. Je l’ai écrite pour un instrumentarium baroque, avec seulement un orpharion ajouté, comme si la musique de la Renaissance était entendue à travers un prisme. C’est un miroir, un vis-à-vis, peut-être… qui se fait l’écho des affects, saisi par un souvenir de rhétorique baroque qui va s’effritant. Quelque chose comme un manuscrit ancien et lacunaire [lire notre chronique du soir].

Le vendredi 7 avril, une autre œuvre verra le jour dans la grande salle, avec son acoustique incomparable…

ŠamaŠ, installation de Zad Moultaka, Pavillon du Liban de la Biennale de Venise
© atelier zad moultaka – association sacrum | maquette de šamaš de zad moultaka

Il s’agit d’une pièce conçue pour l’Orchestre national de Lorraine. La thématique de ce concert est les planètes. La soirée s’articulera avec la Suite Star Wars de John Williams et The Planets Op.32 de Gustav Holst. Au centre, Noujoum se concentre sur l’imaginaire planétaire de l’antique civilisation de Sumer (IVe et IIIe siècle av. J.-C.). Il y avait sept planètes, donc mon œuvre compte sept mouvements, chacun exprimant l’une des planètes – par exemple : Mardouk est le dieu de la guerre, sa planète est la violence, Ishtar c’est l’amour, Sîn est la lune, etc., chaque planète correspondant à un dieu avec son caractère propre. On voyagera dans l’espace de l’imaginaire babylonien. Contrairement à l’écho des affects omniprésent ce soir, Noujoum tente des résonnances abstraites.

Vous êtes également tourné vers la peinture qui, depuis six ou sept ans, prend de plus en plus d’importance. Un autre aspect de votre quête intérieure ?

Depuis toujours la peinture est mon espace de silence. Voilà quelques années, le besoin de montrer ce que je peins se fit sentir, pour le confronter aux regards et en faire évoluer la dynamique. Dans le travail plastique, je cherche un territoire. Je travaille beaucoup l’acrylique et le papier, mais aussi les cendres et l’eau. Normalement, ils ne se retrouvent pas, mais je les y oblige, non sans quelque violence, d’ailleurs. Le support s’en trouve extrêmement fragilisé. En se déchirant, il me contraint à créer un autre espace pour accueillir l’espace déchiré. Ainsi je m’approprie la violence – celle que tous nous vivons, mais aussi celle que la guerre me fit connaître à Beyrouth vers l’âge de sept ans – par l’invention d’un nouveau territoire, tendu d’énergies premières, certainement en lien avec ma démarche musicale, bien qu’il me soit encore difficile de l’entrevoir. Ce qui est sûr, aujourd’hui, c’est que je ne décide pas : quand je dois écrire j’écris, quand je dois peindre je peins, me laissant aller là où je sens l’appel, en me gardant bien de tout cadre. Après coup, j’entrevois certains liens envisageables. Mais je ne force rien, jamais. Lorsqu’on force, la volonté entrave le rapport du geste à l’intériorité. Au fond, la quête est la même, sous différents visages.

Que préparez-vous pour la Biennale de Venise ?

Mon projet s’appelle ŠamaŠ. Il parle de la Mésopotamie. Il s’inspire du code d’Hammourabi et de la destruction de la ville d’Our, environ mille cinq cents ans avant notre ère. En fait, je souhaitais évoquer la tragédie que vit actuellement cette partie du monde, considérant que c’est notre responsabilité de le faire depuis cette forte vitrine internationale qu’est la Biennale de Venise. Et j’ai trouvé des liens troublants entre certaines forces destructrices passées et celles du présent. Alors que le code d’Hammourabi est l’énoncé des lois qui permettent aux gens de vivre ensemble, il y a des similitudes avec des objets de destruction. C’est très perturbant.

interview exclusive pour Anaclase du compositeur franco-libanais Zad Moultaka
© jean-baptiste millot

Comment le projet plastique s’en empare-t-il ?

C’est une grande installation, dans le Pavillon libanais et ses 600m², à l’Arsenale Nuovissimo. Il y aura une imposante sculpture métallique, un grand objet, un peu comme un temple, si vous voulez. Il y a toute une partie sculptée et un mur dont je ne sais pas si je vais le peindre ou non – l’œuvre est encore en construction –, habités par ŠamaŠ Itima (Soleil Obscur), un environnement électroacoustique que j’élabore en ce moment à l’Ircam et une pièce pour un chœur libanais à trente-deux voix. Presque toujours la voix est le début de tout, chez moi. Le chœur, c’est densément collectif et en même temps un corps unique qui n’existe pas.

Sonore et visuel, le projet fait donc se rejoindre les deux médias par lesquels vous vous exprimez…

Peut-être, oui…

Vos œuvres convoquent-elles systématiquement des éléments puisés dans les musiques traditionnelles orientales ?

Parfois c’est explicite, mais pas toujours, tout dépend du projet. Il arrive que je croie devoir aller vers ceci ou cela, mais la matière travaillée me mène ailleurs, au bout du compte. Par exemple, pour les Exercices de lumières créés ce soir, j’étais parti sur une idée nettement plus abstraite et je voulais terminer par l’orgue, nu. Mais voilà que le texte des Lamentations m’a porté dans l’affect, ce que je n’imaginais pas en commençant. Pensant désaccorder le clavecin (ce que j’ai fait, d’ailleurs), je prévoyais l’oud… sauf que le travail m’a montré que l’oud n’aurait pas ici sa place. De la même manière, la matière a imposé que j’abandonne l’idée de l’orgue. Je m’en suis donc tenu à une voix (le soprano María Cristina Kiehr), avec une viole de gambe, un théorbe, l’orpharion et le clavecin. Les choses ne se passent jamais comme on le croit, en fait. Pour UM, j’ai d’abord pensé qu’il me faudrait partir vivre un mois chez les moines tibétains afin de m’imprégner des sons et de leur façon de vivre le temps. Puis j’ai réalisé que ce n’était pas la bonne voie : la spiritualité, c’est de notre monde qu’il faut l’interroger. Et c’est ainsi qu’est arrivée l’idée du moteur… interroger la puissance, le pouvoir, la vitesse m’a invité à tenter de ralentir notre monde pour qu’autre chose s’en dégage. Le moteur gardait dans son ventre des voix graves et aussi une sorte de chœur dans ses fréquences les plus aigues. Il s’est mis à chanter, c’était très étonnant. Il est bon de se fier à l’intuition qui trouve des chemins inattendus dans les choses en apparence les plus anodines. Après coup, je me suis rendu compte qu’il y a un chemin commun au moteur d’UM et aux Astres fruitiers : d’une part, le procédé employé dans les deux cas est le ralentissement, puisque le cliché dans le noir s’exposait très longuement, et d’autre part il s’agit bien de faire surgir de notre quotidien autre chose – le chant tibétain a surgi du moteur, ce que l’œil lira comme d’étranges planètes n’est que fruits. C’est fascinant comme l’éparpillement dans lequel on travaille finit par se rassembler, non ?

L’inconscient est férocement méthodique, oui.

(rires)

Quelques rendez-vous

du 5 au 9 avril, Église Saint-Pierre-aux-Nonnains (Metz) | Astres fruitiers, exposition

7 avril, Arsenal (Metz), 20h | Noujoum, création mondiale
Orchestre national de Lorraine, Julien Leroy

25 avril, Auditorium Landowski, CRR de Paris, 20h | Antar, création mondiale
Amel Brahim-Djelloul, Andreas Fischer, Mezwej, 2e2m, Pierre Roullier

10 mai, Arsenal (Metz), 18h | Sacrés moteurs, installation sonore
Étudiants de l’ESAL et de l’ENSAM (Metz), élèves du Lycée Eiffel (Talange)

10 mai, Arsenal (Metz), 20h | UM, souverain moteur de toutes choses
Neue Vocalsolisten Stuttgart, Ars Nova, Philippe Nahon [+ technique Ircam]

11 mai, Biennale de Venise, Pavillon du Liban | ŠamaŠ Itima, création mondiale
Chœur de l’Université Antonine-Liban, Toufik Maatouk [+ technique Ircam]

Pour approfondir

Zad Moultaka, ceux qui écoutent, Éditions 2e2m, collection À la ligne
textes d’Emmanuel Daydé, Catherine Peillon, Pierre Roullier et Corinne Schneider