Chroniques

par hervé kœnig

Theodor Wiesengrund Adorno – Arnold Schönberg
Deux pièces pour quatuor Op.2 – Quatuor Op.7 n°1

1 CD Ars Musici / Primavera (2003)
AMP 5113-2
Adorno – Schönberg | quatuors

Voici quatre jeunes gens que nous vous recommandons vivement – et que vous pourrez entendre dans un mois à l'Auditorium du Louvre dans l'Opus 9 de Webern, les 5ème et 15ème Quatuors de Beethoven, l'Opus 80 de Mendelssohn et le 1er Quatuor d’Auerbach (9 et 10 février 2005). Ils s'appellent Jana Kuss, Oliver Wille, William Coleman et Felix Nickel. Ils se sont connus au Conservatoire Hanns Eisler de Berlin, et forment depuis 1991 le Quatuor Kuss. Encouragée par les festivals de Santander et d'Aspen, par le Mozarteum de Salzbourg et la Fondation Karl Klinger, la formation put parfaire son art auprès de Christoph Poppen et Walter Levin lors d'une résidence d'un an au Conservatoire de Boston, puis du Quatuor Alban Berg à Cologne. Lauréat de plusieurs concours internationaux, c'est grâce au Premier Prix qu'il remportait au Concours Borciani que le Kuss sillonna l'Europe, les États-Unis et le Japon durant toute la saison 2002/2003. Puis il fut choisi pour représenter l'Allemagne dans le programme Rising Star de la saison dernière, ce qui l'amenait à se produire au Carnegie Hall de New York, au Royal Concertgebouw d'Amsterdam, et en bien d'autres lieux prestigieux de la musique.

Ars Musici présente un disque consacré à l'École de Vienne. En 1905, Arnold Schönberg, sont instigateur et maître à penser, composait son Quatuor à cordes en ré mineur Op.7 n°1, une œuvre qui fit un véritable scandale lors de sa création à Vienne, en septembre de la même année. Si Verklärte Nacht s'inspirait encore d'un argument littéraire, cette page s'affirme musique pure, s'inscrivant dans une esthétique intermédiaire entre le lyrisme de l'une et la radicalité de la Kammersinfonie qui serait créée quelques jours plus tard.

En 1912, Anton Webern décrirait ainsi l'œuvre de son maître : « Les différents mouvements sont fondus en un seul grand mouvement dont le centre est constitué par un grand développement, qui est le lieu interne de cette fusion. Le développement est précédé par la partie qui correspond au mouvement principal de la forme sonate, avec un long fugato entre le thème principal et le second thème, et par le Scherzo (avec trio). Il est suivi par la reprise du thème principal, à laquelle s'enchaîne l'Adagio, la reprise du second thème et enfin le rondo final dont les thèmes sont des variations des thèmes antérieurs. Grosse modo, la forme de ce quatuor est celle d'une longue forme sonate. Entre le premier développement et la reprise s'intercalent le Scherzo et le développement principal, et la reprise est élargie par l'Adagio qui prend place entre le thème principal et le second thème. On pourra assimiler dans ce cas le Rondo final à une coda très développée ».

Le Quatuor Kuss rend fidèlement compte du contexte de composition de cet opus. Il choisit une sonorité lyrique largement héritière du quatuor romantique pour le premier mouvement – Nicht zu rasch. C'est à la fois incisif et fort vibré, ce qui génère une grande force dramatique. La dynamique avance, sans concéder au plaisir du jeu. Cela semble toujours à la quête de l'impossible, jusque dans les passages moins virevoltants. Le Scherzo est joué avec une élégance et un chatoiement tout straussiens, dans une couleur plus classique. Si certains passages sont mélancoliques, l'esprit général de l'interprétation de ce mouvement est plutôt gracieux et souriant. D'abord recueilli, l'Adagio deviendra tragique : cette fois, c'est plus à Mahler qu’à Strauss que Schönberg semble apparenté. Enfin, le Kuss s'engage avec une fraîcheur et une énergie toute personnelle dans le brahmsien Rondo.

Écrites entre 1923 et 1945, les quelques partitions composées par le philosophe Theodor Wiesengrund Adorno n'ont pas dissipé, à leur publication en 1989, la carrière de polémiste et de penseur de celui que certains considérèrent comme l'esthéticien de l'École de Darmstadt. Trois pièces d'orchestre, huit cycles de mélodies avec piano, une page pour chœur, voilà tout le catalogue d'Adorno musicien, avec les deux Stücke für Streichquartett Op.2 présenté par le Quatuor Kuss sur ce CD. Adorno les écrivit à Vienne lorsqu'il était l'élève d’Alban Berg (auquel il a plus tard consacré un ouvrage de référence). Bewegt date de 1926, et s'ouvre par une mélodie très déclamée du violon. Il est intéressant que les membres du Kuss ne durcissent pas le son pour cette œuvre à l'écriture assez libre de la méthode dodécaphonique. Une mélopée déchirante ouvre ensuite les Variations écrites un an plus tard, une page qui paraîtra plus personnelle, affirmant un lyrisme assez contradictoire avec la rigueur du modèle schönbergien d'alors.

Quatre jeunes gens à suivre…

HK