Chroniques

par bertrand bolognesi

récital Günther Groissböck
Mahler – Rott – Strauss

1 CD Gramola (2022)
99 280
La grande basse Günther Groissböck et le pianiste Malcolm Martineau en CD

Avec l’excellent Malcolm Martineau [lire nos chroniques des récitals d’Elīna Garanča et d’Anna Netrebko, ainsi que des gravures avec Solveig Kringelborn, Barbara Bonney et Angelika Kirchschlager en duo, Barbara Bonney, enfin de l’album Fauré avec divers artistes lyriques], la basse autrichienne Günther Groissböck, surtout connue pour ses contributions ô combien remarquables dans le répertoire wagnérien et bien souvent saluée dans nos colonnes, enregistrait en août dernier, dans la Mozart Saal de Salzbourg et pour le label Gramola, un récital de Lieder intitulé Nicht wiedersehen! selon l’opus homonyme de Mahler. C’est l’occasion de retrouver au disque une grande voix tant aimée [lire nos chroniques de Fierrabras, Idomeneo, La clemenza di Tito, Das Rheingold à Strasbourg, Paris et Bayreuth, Tannhäuser, Die Zauberflöte, Die Walküre à Paris et à Genève, Die Meistersinger von Nürnberg à Paris et à Bayreuth, Parsifal, Der Freischütz et La fiancée vendue, enfin de Der Rosenkavalier à Salzbourg puis à Munich] !

Tandis que sa Liederabend munichoise servait Brahms, Rachmaninov, Schumann et Tchaïkovski [lire notre chronique du 14 juillet 2018], le présent CD est concentré sur trois compositeurs et une production contemporaine. Après sa disparition prématurée en 1884, à l’âge de vingt-cinq ans, dans un service psychiatrique de Vienne où il demeurait depuis quatre ans, Hans Rott fut oublié. Il fallut attendre de nombreuses décennies avant que les interprètes se penchassent à nouveau sur la musique de cet ami de Mahler, entre autres artistes de son temps. Si, depuis une trentaine d’années, il arrive que l’on programme sa Symphonie en mi majeur de 1878 – ce fut le cas à Paris lors de la saison 2017/18 par l’Orchestre Philharmonique de Radio France, lors d’un concert placé sous la direction de Constatin Trinks –, il n’en est guère allé si aisément de ses autres opus, les chambristes comme les chantés. Günther Groissböck et le pianiste écossais en ont choisi trois. D’abord le très opératique Sänger de 1880, imaginé sur un poème de Goethe, débuté dans un recitativo ferme, avant qu’une deuxième strophe révèle un lyrisme généreux, propre à magnifier l’évocation courtoise du poème, petit drame à lui tout seul, porté par une aura épique héritée de celui qui s’éteindrait trois ans plus tard à Venise – de même qu’Ein Vorspiel zu Julius Cäsar“(1877) porte trace de l’Ouverture de Rienzi (1840). La solennité qui s’ensuit s’inscrit dans cette veine, idéalement portée par l’autorité vocale comme par la virtuosité melliflue de Malcolm Martineau. Conçus en 1876 – cet été-là, l’adolescent (dix-huit ans) vit la toute première édition du Bayreuther Festspiele –, les deux autres empruntent à la même plume mais se situent dans un sillage encore schumanien. Geistesgruß s’affirme brève balade romantique au postlude dolent, ici somptueusement nuancée, Wanderers Nachtlied dépliant un doux choral méditatif.

Avec Nicht wiedersehen!, abordons cinq de la vingtaine de chants à former le fameux Knaben Wunderhorn de Gustav Mahler, dont certaines pages viendront alimenter plus d’un mouvement de symphonie du Viennois d’adoption, débarqué à quinze ans de sa natale Vysočina – ainsi, lorsque qu’il écrit ce cycle, entre 1887 et 1891, le compagnon Rott a-t-il déjà basculé non seulement dans la folie mais outre-monde. Des trésors de délicatesse sont déployés dans cette tragique déploraison. Le ton faussement cordial de la marche militaire Revelge ne quitte pas ce cadre macabre. La stupéfiante santé de Günther Groissböck porte haut cet âpre chant de guerre, activité humaine dont le piano se fait l’écho féroce. Servi par une voix d’un tel format, c’est bouleversant. La scène suivante ne l’est pas moins, Zu Straßburg auf der Schanz, la chanson du déserteur que le cor des Alpes appela de l’autre côté du fleuve tant lui manquait sa terre, et qu’on fusille pour l’exemple. Les interprètes émeuvent sans trêve avec Der Tambourg’sell dont le « Gute Nacht ! » est infini comme jamais. Bien de quoi se réfugier au Ciel – Urlicht, qui clôt le récital, comme il sanctifie la Symphonie Résurrection.

En 1885, Richard Strauss, le cadet des trois (Rott naquit en 1858, Mahler en 1860 et Strauss en 1864) couche son opus 10 sur la portée. « Ja, du weißt es, teure Seele… » ouvre le CD, autrement dit Zueignung où Hermann von Gilm zu Rosenegg peint d’autres peines, celles d’amours contrariées. Un lyrisme fervent y est au rendez-vous. L’irrésistiblement nostalgique Allerseelen (même recueil et poète) célèbre le souvenir, « …wie einst im Mai ». En 1901, les Zwei Gesänge Op.51 empruntent à Uhland et à Heine. Les délices chromatiques qui introduisent de Das Tal trouvent savants champions dans les doigts de Martineau, quand la basse se joue d’une écriture à l’harmonie très changeante. Après le sombre et fort brahmsien Der Einsame, avantagé par le grave riche de Groissböck comme par son grand souffle, goûtons l’ardente prière amoureuse d’Adolf Friedrich von Schack avec le court Breit’ über mein Haupt, deuxième Lied de l’opus 19 (1897), puis la débordante, désirante Heimliche Aufforderung (Op.27 n°3, 1894) sur les vers de Mackay dont séduit la flamme et la puissante. La partie straussienne est conclue par Dehmel et Befreit, recueilli dans l’attente de l’imminente extinction de la compagne – Nulle revoyure, en effet, par-delà la mort, dans le bonheur domestique comme sur le champ de bataille.

Un très beau moment de musique.

BB

Der Mensch liegt in größter Not,
Der Mensch liegt in größter Pein,
Je lieber möcht' ich im Himmel sein.“
in Des Knaben Wunderhorn