Chroniques

par michel slama

récital Vivica Genaux et Simone Kermes
Arena – Ariosti – Bononcini – Giacomelli – Hasse – etc.

1 CD Sony Classical (2014)
88843023682
Vivica Genaux et Simone Kermes chantent les baroques

Le 6 juin 1727, The Haymarket Opera House de Londres est le théâtre de la rixe la plus célèbre de l’histoire de l’opéra. Les deux stars en présence sont les célèbres cantatrices Faustina Bordoni et Francesca Cuzzoni, connues pour leurs exploits vocaux exceptionnels et leurs caractères impétueux. Sans être interchangeables, pour les différencier la postérité ne pourra retenir que la tessiture plus sombre de la première et celle plus rayonnante de la seconde. Astianatte, opéra de Giovanni Bononcini qu’elles interprétaient ce soir-là restera plus célèbre pour le pugilat et les insultes qui s’en suivirent que pour son réel intérêt artistique.

La presse et la critique anglaise prenaient alors plaisir à diviser en deux camps ennemis leurs partisans fanatiques, en attisant l’antagonisme des deux rivales. On ne peut s’empêcher de penser aux deux plus grandes icônes du monde lyrique de l’après-guerre, en imaginant Maria Callas et Renata Tebaldi s’affrontant sur la scène de la Scala dans une Maria Stuarda improbable, qui en viendraient aux mains et se tireraient les cheveux, après force altercations et jurons.

C’est donc l‘évocation musicale de cette soirée impensable aujourd’hui, fruit des passions dévorantes des aficionados de l’époque, qu’il nous est donnée de revivre. Sony a donc élu un mezzo et un soprano supposés capables d’affronter l’écriture virtuose et spectaculaire, caractérisée par une abondance de vocalises, trilles et roulades très en vogue à l’époque. Hasse (que la Bordoni épousera) est très présent dans ce disque, ainsi que Porpora, Bononcini (le compositeur de l’objet innocent du délit) et bien d’autres musiciens comme Giacomelli, Vinci ou Leo, remis au goût du jour par l’engouement de nos contre-ténors. La notice est fort richement illustrée mais contient des photos quelque peu ridicules des deux compétitrices s’affrontant à fleuret moucheté ou se réconciliant avec des gants de boxe, en tenue Grand Siècle.

Le résultat sonore est des plus sympathiques. Cet « affrontement » se laisse écouter avec délice et sans la moindre lassitude, pour peu qu’on ne soit pas trop allergique à la façon de chanter de Simone Kermes, artiste inclassable, qu’on adore ou qu’on abhorre [lire notre chronique du 25 octobre 2012]… Il est vrai que son récital Bel canto, où l’intrépide affrontait crânement les grands airs lyriques comme Casta Diva (Bellini, Norma), avait de quoi déconcerter, par les choix de tempi, l’ornementation et les portamenti un peu débraillés. Ici, on retrouve en partie les minauderies et susurrements dont elle a le secret, mais aussi une virtuosité vocale particulièrement acrobatique (pas toujours maîtrisée) qui est censée rappeler la Cuzzoni. La légitime rivale de la Cuzzoni-Kermes est Vivica Genaux qui avait déjà enregistré en 2012, un Hommage à Faustina Bordoni pour le même éditeur et avec le même ensemble. Cette grande cantatrice dont les débuts marquants eurent lieu à l’occasion de la sortie d’un disque Farinelli en 2002, eut une carrière un peu erratique et n’a cessé de diviser la critique. Sans jamais quitter le baroque, la belle alaskienne s’est mesurée à Haydn, Rossini, et Donizetti ; elle a même affronté la Carmen de Bizet en 2012 pour retrouver, en 2014, la Dido de Purcell, controversée. Heureusement, dans ce récital, elle semble avoir recouvré toute sa vocalité et le charme inhérent à sa voix si chaleureuse.

Les duos de nos divas sont absolument attachants et, loin de s’écharper elles marient leurs talents pour nous réjouir. Les solos sont pour chacune l’occasion d’enchanter à sa manière des arie oubliées qui pourraient vite devenir des tubes. À la tête de son ensemble la Cappella Gabetta, le violoniste Andrés Gabetta (le frère de Sol, la violoncelliste) accompagne avec brio et précision ces parties attachantes, dans une battue particulièrement nuancée mais énergique, sans maltraiter un instant les Reines rivales.

MS