Chroniques

par bertrand bolognesi

récital Simone Kermes
Händel – Hasse – Leo – Majo – Pergolesi – Porpora

1 CD Sony Classical (2012)
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récital Simone Kermes : Händel – Hasse – Leo – Majo – Pergolesi – Porpora

Après Lava, l’album qu’elle consacrait il y a trois ans aux compositeurs napolitains du XVIIIe siècle (deutsche harmonia mundi|Sony music 88697541212), puis Colori d’amore qui, l’année suivante, abandonnait le style galant pour explorer la production lyrique italienne présente à la cour viennoise dans la seconde moitié du XVIIe siècle (Sony Classical 88697231926), Simone Kermes s’attelle à une dizaine d’arie virtuosissimes puisés dansle vaste catalogue de dramma in musica des premières décennies du XVIIIe, presque tous conçus pour les illustres castrats d’alors : Porporino (Giovanni Bindi, 1697-1783), Farinelli (Carlo Broschi, 1705-1782), Caffarelli (Gaetano Majorano, 1710-1783) et le pauvre – poignardé à vingt-huit ans par un rival – Giuseppe Belli (1732-1760).

Le soprano allemand s’est penché sur de nombreux manuscrits pour édifier le présent programme, s’attachant avant toute chose à « la beauté des mélodies et des textes, l’extrême difficulté technique comme défi à [s]es propres capacités vocales, ainsi qu’une instrumentation imaginative et variée » (livret du CD, traduction d’Hugues Mousseau). Ainsi livre-t-elle un menu qui, comme à son habitude, sort volontiers des sentiers battus, comptant rien moins que sept inédits au disque, dont cinq empruntent au seul Porpora.

C’est, de fait, autour de cette personnalité exceptionnelle que tourne la galette ! La carrière du Napolitain Nicolò Porpora (1686-1768) – dont trois airs tirés de deux opéras sont présents dans le premier album cité plus haut (Lucio Papirio et Flavio Anicio Olibrio) – suscita un grand engouement dans les cours d’Europe, jusqu’à se retrouver en âpre concurrence avec Händel à Londres. Outre compositeur de génie, il fut aussi le professeur de chant le plus « coté », pour ainsi dire, et devait former dans sa ville natale beaucoup de voix dont les « stars » du moment que furent Caffarelli, Farinelli et Porporino (ce surnom s’est d’ailleurs formé sur le patronyme du professeur qui en révéla le fin gosier). Mais encore croise-t-on ici des airs de l’Hambourgeois Johann Hasse (1699-1783), du pugliese Leonardo Leo (1694-1744), du fameux Pergolesi (1710-1736) et d’un autre musicien napolitain aujourd’hui méconnu, Giuseppe de Majo (1697-1771).

Avec son Per trionfar pugnando (Arianna e Teseo, 1747) écrit pour Caffarelli commence ce récital. Convainquent d’emblée la sureté de l’émission, l’extrême précision de l’intonation et l’égalité du timbre, dans cet air qui parcourt les extrêmes de la voix. S’ensuivent des pages de Porpora. L’absolue pureté d’Alto Giove (Polifemo, 1735) fait preuve d’une technique comme il en est peu, réalisant une merveille d’équilibre par un impact parfaitement contrôlé, auquel répondent fidèlement les instrumentistes de La Magnifica Comunità. D’une désinence comparable, Tace l’augello (Agrippina, 1708) dépose sur l’écoute un filet de voix d’une délicatesse inouïe ; l’attaque du da capo dans un suraigu confortablement amorti laisse rêveur. Encore faut-il compter avec la savoureuse tendresse des limpid’onde (Ifigenia in Aulide, 1735), air d’Achille alors confié à Farinelli, dont les eaux claires bénéficient d’une fraîcheur tout pastorale, affichant des mezza voce irrésistibles lors d’un da capo discrètement orné. D’un ton plus fermement dramatique (pour nos oreilles contemporaines), deux extraits de Germanico in Germania (1732) plongent dans la rodomontade de la superbe baroque : la pompe du brillant Se dopo ria procella, quasi aria di caccia avec ses cuivres omniprésents, alterne la vive articulation à l’émouvant legato de son couplet, la voix de Simone Kermes triomphant ensuite de séduisant autant que redoutables répons trillés ; le furieux Empi, se mai disciolgo aux vocalises férocement véloces, excellemment conduites. La virtuosité mise au service de l’expressivité, voilà bien la « marque de fabrique » de cette chanteuse hors pair, comme en témoigne une nouvelle fois Vedrà turbato il mare (Mitridate, 1730), air de tempête où la voix, telle la violente écume marine, s’épanche dans tous les registres, du legato le plus onctueux à la plus éclatante rage, avec une facilité confondante que salue bien humblement notre Anaclase !

Cette mer démontée revient d’autre manière avec Son qual nave in ria procella (Zenobia in Palmira, 1725) de Leo où Simone Kermes se joue d’une écriture intervallaire hardiment capricieuse, jusqu’en un da capo où l’ouragan rencontre des suavités proprement maléfiques. De même le fier Sul moi cor (Adriano in Siria, 1734 [sur cet ouvrage, lire notre critique du DVD]) de Pergolesi virevolte-t-il en colorature assuré, offrant la surprise d’une caresse de couplet (« Tu nel volto arrosiresti… ») quasiment priée. La chaleur du timbre console idéalement l’extrait de L’Olimpiade de Hasse, accompagné du seul clavecin (Davide Pozzi), dans une intimité soudaine dont use le moindre soupir pour mieux nous toucher, dans le paradoxe d’un cantabile des plus souples.

Avec Il Caro Sassone s’achève ce grand disque : après son excellente Armida de Rinaldo [lire notre chronique du 21 mai 2011], Simone Kermes donne, du rôle d’Almirena, le célébrissime Lascia ch’io pianga, avec une sensibilité indicible. Toute la rédaction s’incline, décidément…

BB