Chroniques

par hervé könig

récital Quatuor Rosamonde
Dutilleux – Ligeti – Schönberg

1 CD Pierre Verany (2006)
PV 706021
récital Quatuor Rosamonde | Dutilleux – Ligeti – Schönberg

« Votre poésie a eu une influence décisive sur mon évolution musicale. C'est à travers elle que j'ai pour la première fois ressenti le besoin de chercher un ton lyrique nouveau. Ou plutôt, je l'ai trouvé sans chercher, en reflétant musicalement ce que vos vers éveillaient en moi ». Fasciné par une œuvre qui annonce l'expressionnisme, c'est en ces termes qu'Arnold Schönberg écrivit un jour au poète allemand Richard Dehmel – lequel inspirera aussi Zemlinsky (Fantaisies Op.9) ou Webern (5 Lieder). Tiré du recueil Weib und Welt (1896), le poème Verklärte Nacht trahit une expérience personnelle : sous la vaste nuit baignée de clarté, une femme avoue à son nouvel amant qu'elle porte l'enfant d'un étranger dont elle espérait ce fruit, pour donner un sens à sa vie. L'aimé la rassure. Le sextuor à cordes éponyme est composé entre septembre et décembre 1899. Ses cinq sections correspondent aux strophes du poème et trahissent l'influence de Wagner, Brahms et Strauss sur un jeune créateur qui désorienta le comité de lecture de la Tonkünstlerverein par la présence d'un accord dissonant non répertorié. Entre succès et scandale, l'œuvre est créée à Vienne le 18 mars 1902 par le Quatuor Rosé et deux instrumentistes de l'Orchestre Philharmonique. La lecture qu'en propose ici le Quatuor Rosamonde, auquel Antoine Tamestit (alto) et Jérôme Pernoo (violoncelle) viennent prêter main forte, paraîtra quelque peu caricaturale dans ses choix de contrastes. Le travail des couleurs de la seconde séquence retient l'écoute, de même que le lyrisme adolescent de la quatrième.

Plus intéressante s'avère l'interprétation d'Ainsi la nuit, le quatuor à cordes qu'Henri Dutilleux composait en 1977 et qui demeure aujourd'hui la plus connue de ses œuvres chambristes. Cette commande de la fondation Koussevitzky pour le Juilliard String Quartet, dédiée à Ernest Sussman – un ami disparu –, compte sept parties reflètent une sorte d'élan spirituel vers les forces cosmiques. Le compositeur explique comment, pour la plupart, elles sont reliées les unes aux autres par des parenthèses souvent très brèves, mais importantes par le rôle organique qui leur est dévolu : « Des allusions à ce qui va suivre – ou ce qui précède – s'y trouvent placées, et elles se situent comme autant de points de repère. Ici, comme dans mes autres partitions, intervient le concept de mémoire avec tout ce qui s'y rattache (préfigurations, variations, etc.) et cette notion implique une subdivision particulière du temps, donc de la forme adoptée ». On notera la remarquable réalisation des Rosamonde, notamment dans les jeux d'harmoniques flûtées particulièrement raffinés, et la mise en valeur des textures. La délicatesse de l'approche place cet enregistrement dans une autre cour que l'opus schönbergien.

Le 12 juin 2006, György Ligeti nous quittait. Le Premier Quatuor « Métamorphoses nocturnes » (1953-54) appartient à sa période hongroise, avant sa fuite du pays à la fin 1956, et le refuge en Autriche – pays dont il prendra la nationalité – en 1959. Après les persécutions nazies que sa famille connut durant la guerre, c'est au tour de la répression soviétique de broyer les êtres ; professeur d'écriture et d'analyse à l'Académie Liszt de Budapest, Ligeti n'a aucun accès aux influences musicales extérieures et Bartók est le seul moderne dont il puisse approfondir sa connaissance. De style « pré-Ligeti », pour ainsi dire, ce1er Quatuor subit l'influence de l'aîné, tout en exploitant des procédés plus radicaux – les intervalles utilisés augmentent progressivement à chaque mouvement en commençant par le demi-ton, par exemple – qui en gêneront la création sur le sol natal. Cette œuvre en un seul mouvement, où « apparaît une seule et même pensée fondamentale, toujours sous des formes nouvelles », fut créée à Vienne en 1958.

C'est incontestablement pour elle que ce CD vaut la peine d'être acquis. Ici, les quartettistes se surpassent, chantant et dansant les sinuosités fascinantes de la partition, s'évertuant à des bondissements enthousiastes autant que précis, avec beaucoup de caractère, mêlant génialement la tonicité au mystère. L'énergie de cette gravure est passionnante et communicative, le nerf s'en révèle stimulant, les dosages parfois savants, dans une absolue cohérence du dessin général.

HK