Chroniques

par michel slama

récital Maria et Natalia Milstein
Debussy – Hahn – Pierné – Saint-Saëns

1 CD Mirare (2017)
MIR 384
Maria et Natalia Milstein, inspirées par la chimérique Sonate de Vinteuil

Issues d'une famille de musiciens russes, Maria Milstein débute le violon à l’âge de cinq ans, sa sœur Natalia le piano à quatre ans. En 1991, leurs parents quittent la Russie et décident de s’installer en France. Commence alors, pour les deux jeunes filles, un cursus d’études en Europe auprès d’illustres institutions, avec l’enseignement des plus grands maîtres. Depuis, les sœurs mènent une carrière internationale et forment, en parallèle, un duo violon et piano qui se produit régulièrement dans des festivals et des salles les plus prestigieuses. Elles n'ont aucun lien de parenté avec le grand violoniste Nathan Milstein.

Leur premier enregistrement paru chez Mirare est consacré à une reconstitution des musiques qui ont influencé Marcel Proust pour imaginer la Sonate de Vinteuil, ce sphinx d’À la recherche du temps perdu dont il parsème les lancinantes apparitions. Dès le premier volume, Du côté de chez Swann, l’Andante de la Sonate de Vinteuil jouée dans le salon des Verdurin provoque chez Charles un amour inconditionnel et irrésistible pour Odette de Crécy. « Une petite phrase » répétitive, de seulement cinq notes, vient transcender la relation de ces personnages jusqu’à en devenir « l’air national de leur amour », écrit Proust. Il décrit la pièce comme un « véritable besoin » et une « étrange ivresse », y compris pour lui-même. On la retrouve interprétée par Albertine dans la sixième partie (Albertine disparue) qui montre le narrateur en souffrance et en manque de cette Sonate addictive. À la fin de La prisonnière (cinquième volume), il réapparait chez les Verdurin ; il entend sa Sonate qu’il ne reconnaît pas immédiatement, parce que transfigurée en Septuor.

Vinteuil n’a pourtant jamais existé.
Les proustiens passionnés n’ont eu de cesse de décrypter les influences qui conduisirent Proust à imaginer ce mystérieux compositeur. Pour autant, s'il n’y pas de Sonate de Vinteuil à proprement parler, nous avons des modèles d’inspiration. Dans sa dédicace à Jacques de Lacretelle pour Du côté de chez Swann en 1918, le romancier cite pêle-mêle la Sonate en ré mineur Op.75 n°1 de Camille Saint-Saëns, l’Enchantement du Vendredi Saint de Parsifal et le Prélude de Lohengrin de Richard Wagner, la Sonate en la majeur FWV 8 de César Franck, la Ballade Op.19 de Gabriel Fauré, enfin un extrait de la Sonate en ut mineur Op.111 n°32 de Ludwig van Beethoven. Intituler un album La Sonate de Vinteuil peut tenir de la gageure, à moins de tenter de reconstituer l’univers d’un compositeur imaginaire et non de décrypter coûte que coûte l'andante d'une sonate-fantôme…

Maria et Natalia Milstein ont opté pour un programme original, contenant l'incontournable Première sonate de Saint-Saëns qui semble être le modèle le plus pertinent, même si Proust la disait médiocre. Elles ont décidé d’y adjoindre la Sonate de Claude Debussy et la Sonate Op.36 de Gabriel Pierné, très peu fréquentée au concert comme au disque. Deux transcriptions de mélodies bien connues de Reynaldo Hahn, À Chloris et L’heure exquise, complètent ce florilège. On admire la virtuosité des deux instrumentistes et la justesse du style français du tournant du siècle qu'elles ont su apprivoiser. Elles se sont particulièrement impliquées dans l'interprétation de ces compositions.

Le sommet est, sans conteste, la très réussie sonate de Saint-Saëns avec un diabolique quatrième mouvement, fort virtuose. Elles ont parfaitement assimilé ce romantisme à la française représenté par l'immuable Parisien. Avec Debussy, l’atmosphère est complètement différente. C’est à une page testamentaire (1917) que les Milstein s’attellent avec talent, dans un climat onirique et mystérieux, empreint de la nostalgie du malade presqu’arrivé au terme de sa vie. Le dernier mouvement est en partie une reprise du premier – à l'instar de l’opus de Saint-Saëns –, comme le décrivait Proust, ce qui rend plausible son influence.

La Sonate de Pierné, compositeur, organiste et chef d'orchestre, aujourd'hui injustement oublié, établit un compromis idéal entre son maître César Franck dont on attendait ici la Sonate, et Debussy, son ami du Conservatoire. Par l’ambiance impressionniste et son style, ce chef-d'œuvre s'inscrit parfaitement dans notre recherche. Il est magistralement interprété par les musiciennes qui, par un jeu délicat et sensible, en révèlent les arcanes. Les transcriptions pour violon et piano de mélodies d’Hahn (que Proust a forcément entendues) rivalisent avec leurs versions originales par une tendresse et une sensualité inattendues. Un très beau disque.

MS