Chroniques

par bertrand bolognesi

récital Grigori Sokolov
Théâtre des Champs-Élysées (2002)

1 DVD Idéale Audience International / Naïve (2003)
DR 2109
Au Théâtre des Champs-Élysées, le 4 novembre 2002, un récital mémorable

Le 4 novembre 2002, le pianiste russe Grigori Sokolov donnait au Théâtre des Champs-Élysées un récital mémorable, devant un public littéralement hypnotisé par une prestation concentrée à l’extrême. Après les très beaux films sur David Oïstrakh, Sviatoslav Richter et Piotr Anderszewski [lire notre critique du DVD], Bruno Monsaingeon a réalisé celui de cette étonnante soirée, avec l'à-propos et la pertinence qu'on lui connaît. L'image suit tant la performance de l'artiste qu'elle nous donne l'illusion d'entrer nous aussi dans le clavier ; grâce à une vraie structure intelligemment contredite par une salutaire souplesse, elle rend compte de la choséité de l'exercice, mais aussi du climat particulier d'un concert à nul autre pareil.

Connaissez-vous beaucoup de pianistes qui programment sans hésiter trois sonates de Beethoven en guise de première partie de récital ? Force est de constater que la plupart aurait distribué les deux plus brèves pour commencer, et la vaste Pastorale après l'entracte, peut-être complétée de quelques Danses Allemandes ou Variations pour occuper un peu plus d'une heure de musique, comme d'habitude. Grigori Sokolov enchaîne ici les Opus 14 n°1 & n°2 au monumental Opus 28 en ré majeur, respirant à peine. L'ouverture de son concert fait par conséquent figure d'édifice, dont la solidité et l'évidence laissent pantois.

Pour la Sonate n°9 en mi majeur Op.14 n°1, il parvient comme personne à faire sonner les aigus d'un Steinway – dont je ne répèterai jamais assez qu'ils sont disgracieux en général ! – avec une exquise délicatesse. Comment fait-il ? La nuance de l'Allegro est délicieuse, la précision de la sonorité tout à fait classique, et même assez proche de ce que l'on propose lorsqu'on joue Scarlatti. Dans l'Allegretto, il favorise systématiquement un son plutôt sec, sans aucune complaisance, tout en faisant chanter le thème comme un Lied de Schubert (la filiation devient alors évidente). Puis le Rondo rebondit superbement, attirant l'écriture de la partie centrale du mouvement dans cette sorte de folie particulière que l'on retrouvera dans les Lieder d'Hugo Wolf. C'est à la fois déroutant, judicieux, et saisissant.

Presque brutalement, Sokolov s'engage dans l'Allegro de la Sonate n°10 en sol majeur Op.14 n°2 ; avec ces trois sonates, on pourrait presque dire que la première partie serait en fait une seule grande et longue sonate dont le dernier mouvement constituerait une sorte de variation gigantesque. Plus localement, le pianiste offre la mélodie mozartienne de l'Allegro dans une tendresse qui annonce le piano de Schubert, une nouvelle fois, et articule la partition dans un équilibre proche de Haydn, offrant des contrastes toujours dosés, légers, toujours avec élégance, dans une sonorité globale ronde et jamais lourde. Toutefois, sa lecture de l'Andante n'a pas convaincu, passant totalement à côté de la forme d'humour très personnelle de Beethoven, ce qu'on pourrait appeler sa paradoxale légèreté. Dans le Scherzo, on admire la surprenante et efficace utilisation de la pédale, créant une appréciable différentiation des plans sonores, et apportant une colorisation de l'instrument.

Pour terminer cette sorte de cycle, Grigori Sokolov donnait la Sonate n°15 en ré majeur « Pastorale » Op.28. Le long Allegro initial bénéficie d'une force impressionnante, stratégiquement distribuée, imposant une interprétation jamais futile et sans effets de manche. Le forte est tranquillement amené, sans aucune agressivité, et ressemble plus à un beau tutti d'orchestre agrémenté d'un rond et moelleux pupitre de cuivre qu'à un son provoqué par un clavier. L'Andante se dresse peu à peu dans les énigmatiques piquées-portées de la main gauche, développant ensuite un trio très contrasté, avant de reprendre le thème dans une articulation claire, en soulignant à peine la modulation, comme par une sorte de pudeur étrangement chargée. Les variations s'achèvent dans un pianississimo delicatissimo d'une tendresse fascinante. Après un Scherzo brillant, le Rondo explose d'une jubilation de fête de village, avec sa vielle à roue caractéristique qui sonne ici comme le souvenir d'un bonheur ancien, inclinant le climat vers une mélancolie contenue.

Grigori Sokolov est un artiste rare. Couronné par le prestigieux Concours Tchaïkovski à Moscou il y a trente-huit ans, il donne un programme par saison musicale, repris inlassablement ici et là, lors des soixante-dix concerts qu'il donne en une année, et lorsque l'intimité est atteinte, il en construit un nouveau ; et ainsi de suite. On lui connaît peu d'enregistrements, et toujours live. Son exigence est légendaire, et vient souvent s'opposer à la publication d'un disque. C'est dire le bonheur de ce DVD qui donne ensuite à entendre Six Danses d'un compositeur peu connu encore : le Révérend Père Komitas, de son vrai nom Soghomon Soghomonian, compositeur et musicologue arménien né en 1869 à Keutahia.

Orphelin, il fut accueilli à l'âge de douze ans au Séminaire Patriarcal d'Etchmiadzine, où sa voix, d'une grande beauté, devint la favorite du catholicos Kévork IV. Passionné par la richesse et la diversité des mélodies que lui apprennent les séminaristes, le jeune garçon entreprend de les transcrire. Il devient prêtre en 1892, sous le nom de Komitas, lorsqu'un mécène, impressionné par ses talents de musicien, le fera étudier à Tiflis, puis au conservatoire et à l'université de Berlin. Il s'y forme alors en chant, direction, composition, musicologie, et philosophie. En 1899, de retour à Etchmiadzine, il étudie en profondeur les sources populaires et liturgiques de la musique arménienne. Il parcourra les villages de la région pour recueillir toute expression musicale, de même que le fit Bartók en Transylvanie. Komitas constituera ainsi un fond précieux. Il est rapidement réputé pour la pureté de ses interprétations, et parcourt l'Europe pour donner de nombreux concerts. Il s'installe ensuite à Istanbul dans le but d'y créer un Conservatoire de Musique Arménienne, projet auquel il devra renoncer. Il y fonde toutefois une chorale de près de trois cents chanteurs, rapidement célèbre. Mais il est arrêté en avril 1915, aux débuts du génocide arménien. Il sera déporté, et les terribles tortures que lui feront subir les Turcs auront irrémédiablement raison de son intégration mentale. Transporté à Paris quatre ans plus tard, c'est en vain que les médecins de l'Institut Psychiatrique de Villejuif tenteront de le soigner. Egaré, il décèdera dans cet hôpital le 22 octobre 1935.

Grigori Sokolov joue donc ses Six Danses : l'énigmatique Erangi, désolée comme un désert, où il différencie si savamment les frappes qu'il parvient à faire entendre plusieurs instruments ; Unabi nettement plus recueillie ; Marali dont la force contenue sourd à peine, dans une délicatesse ténue ; la précieuse Shushiki ; la dynamique Et-Arach, joliment nuancée ; et Shoror, plus farouche, dans une sonorité intérieure, assez rauque, où soudain se développe une polyphonie chatoyante. Les caractères particuliers de cette musique, volontiers grave et toujours infiniment douce, viennent nous surprendre.

C'est avec la Sonate en si bémol majeur Op. 83 n°7 de Sergeï Prokofiev que Sokolov terminait son récital parisien. Si les débuts de l'Allegro inquieto brillent de la percussivité requise, en revanche son développement Andantino se perd dans une élégie décousue dont on oublie le propos. La reprise staccato du thème initial est génialement colorée, chorégraphiant à merveille une marche assez sombre. L'interprétation du second mouvement souffre de la même tendance, et l'idée musique semble se disloquer. La lecture finit même par se raccrocher à une emphase qu'on n'aurait pas crue possible à l'écoute des Beethoven. On perd le mètre, dans un largo que le compositeur indique cependant Andante... Le tempo du Precipitato final est lui aussi trop lent. La nuance y est finement travaillée, mais la construction reste trop visible, ne menant jamais à la folie de la version de Nikolaïeva, moins précise mais fort enthousiasmante. On aimerait plus de relief, plus de rage, et l'on reste sur sa faim.

Enfin, non content d'avoir donné près de deux heures de musique, le généreux Grigori Sokolov revient cinq fois, offrant deux Mazurkas de Chopin, peut-être dans un sucre un brin kitsch, pour expressif qu'il soit, deux pièces de Couperin – Les Maillotins et Sœur Monique – avec une élégance et une technique prodigieuses, et l'arrangement par Siloti d'un Prélude de Bach dans une concentration inouïe. Un très grand moment en compagnie d'un très grand artiste.

BB