Chroniques

par bertrand bolognesi

Piotr Tchaïkovski
Опричник | Oprichnik

1 coffret 3 CD Dynamic (2004)
430/1-3
Piotr Tchaïkovski | Oprichnik

Après Voïvode, retiré de l'affiche par Tchaïkovski lui-même après quatre représentations, puis Ondine inachevée, Oprichnik est la première étape marquante du compositeur dans le domaine de l'opéra. L'argument est tiré d'un drame d’Ivan Lagechnikov, un contemporain de Pouchkine, et a pour cadre les années de tyrannie, d'intrigues et de règlements de compte perpétrés par les oprichniki, soit la police secrète d'Ivan le Terrible. Le texte d'origine fut interdit par la censure dans les années quarante avant de connaître une salutaire réédition en 1867 qui lui vaudra d'être représenté par les scènes pétersbourgeoises dans la décade suivante, et d'être ainsi jugé intéressant dans la perspective d'un livret d'opéra par le musicien. En détruisant la partition de Voïvode, celui-ci hésita quant à certains passages trouvant malgré tout grâce à ses yeux. Il les utilisera dans Oprichnik – de même qu'il reprendra certains traits d’Ondine dans sa Symphonie n°2 –, composé à partir de l'été 1870 et jusqu'au printemps 1872, pour être créé le 12 avril 1874 au Théâtre Mariinski, sous la direction d'Edouard Napravnik qui avait conseillé Tchaïkovski pour son travail d'orchestration. Alors que cette œuvre connaîtra un vrai succès public, partagé par les Cinq pourtant sévères, l'auteur en retardera frileusement la publication, après quatorze représentations à Saint-Pétersbourg et de nombreuses reprises à Kiev, Moscou, Odessa, etc. Pourtant, tout en avouant encore les influences reconnaissables de Verdi, Meyerbeer, Gounod, et surtout de Glinka, Tchaïkovski y affirme un peu plus son style, tant musicalement – jusqu'à la typicité de sa musique de ballet, avec ses grands effets de harpe et les imitations de balalaïka – que dramatiquement (quelques similitudes de situation entre Natalia d'Oprichnik et Tatiana d'Eugène Onéguine). Le personnage de la Princesse Morozova annonce à la fois Pikovaya Dama, mais aussi la Marfa de Khovantchina de Moussorgski.

Le label italien Dynamic publie un enregistrement pris sur le vif au Teatro Lirico di Cagliari en janvier 2003. Le grand chef russe Gennadi Rojdestvenski dirige l'orchestre et les chœurs de la maison, poursuivant ici la redécouverte d'ouvrages rares de Tchaïkovski, amorcée il y a trois ans avec la parution de Tcherevichki (CDS 287/1-3). Il conduit une lecture pleine de majesté et de sensibilité qui démontre à quel point le compositeur fut sévère avec cette œuvre. Si certains soli demeurent maladroits (notamment au violoncelle), la couleur générale est splendide, et suit scrupuleusement la dramaturgie. L'équilibre avec les voix est irréprochable sur tout le spectacle, ce qui est notable. De même admirera-t-on la symbiose avec le chœur féminin du premier acte (plage 3), délicatement nuancé. En revanche, le chœur dans sa globalité est trop approximatif.

Le plateau vocal n'est pas en reste : la basse Vassili Savenko sert le Prince Zemchuznyi d'un organe généreusement sonore, bien que parfois instable, partageant avec Dimitri Ulianov (autre basse qui chante Molchan) des aigus magnifiquement cuivrés très exaltants. La soprano Elena Lassoskaïa offre un timbre riche et coloré à Natalia, et a besoin d'un certain temps pour chauffer une voix large qui révèlera ses qualités peu à peu ; une tendance à trop appuyer le haut médium alourdit par moment le vibrato, si bien que la note n'est pas toujours très certaine. Dans la Chanson du rossignol (Acte I), elle part d'une simple comptine assez dépouillée pour atteindre petit à petit un grand lyrisme, avec beaucoup de puissance. Basmanov, l'ami de son amoureux, est un rôle travesti écrit pour mezzo-soprano : Alexandra Durseneva lui offre un timbre chaleureux, une belle ligne de chant, et une présence indéniable. Le ténor Vsevolod Grivnov prête vaillance et clarté à Andreï, mais on regrette le peu de nuance d'un chant toujours d'une même pâte. Deux réussites absolues : l'attachante Morozova d’Irina Doljenko dont chaque mot prend une dimension, dans une musicalité extraordinaire, si bien qu'elle en devient parfois tout à fait bouleversante, et Vladimir Ognovenko idéalement distribué en Prince Viazminskij.

BB