Chroniques

par laurent bergnach

Péter Eötvös
Senza sangue | Sans sang

1 CD Budapest Music Center (2020)
BMC CD 278
Péter Eötvös joue son opéra "Senza Sangue" (2015), au Müpa, en février 2018

« Avec ma musique, avec mon théâtre, je tente de créer la situation dans laquelle on peut entrer, j’ouvre la porte et je dis tacitement à mon spectateur : venez, s’il vous plaît », confie à son confrère Pedro Amaral le compositeur Péter Eötvös (in Parlando rubato, MF, 2021) [lire notre critique de l’ouvrage]. Pour lui, entrer dans la situation consiste à ne plus être un observateur passif pour prendre part au spectacle, par la communion, voire l’identification avec des personnages clés : Tristan, Violetta, Hamlet… À ceux-là, on pourrait ajouter Judith et Barbe-Bleue, incarnant la quintessence de la relation homme-femme – centrale sur les scènes lyriques depuis le début du romantisme – que Béla Bartók a placée au cœur d’un ouvrage aussi riche que dépouillé.

Parce qu’Eötvös a maintes fois dirigé Le château de Barbe-Bleue (1918), il sait combien s’avère épineuse la programmation d’un autre ouvrage court pour compléter la soirée qui le met à l’honneur – dans tous les cas, Erwartung s’avérant moins catastrophique que Gianni Schicchi, selon l’architecte deParadise reloaded (Lilith) qui a sans doute en tête d’autres couplages contestables [lire notre critique du CD et nos chroniques de La voix humaine, Il prigioniero, Sancta Susanna, Le mandarin merveilleux et Journal d’un disparu]. Écrit spécialement pour introduire l’ouvrage centenaire, Senza sangue fut créé à Cologne le 1er mai 2015, avec Anne Sofie von Otter et Russell Braun. Le livret de Mari Mezei se fonde sur le roman de l’Italien Alessandro Baricco dont il emprunte la langue.

Une femme d’une soixantaine d’années retrouve l’homme qui, cinquante ans plus tôt, a tué son père mais n’a pas signalé la fillette cachée qu’elle était. Soldat se battant alors pour un monde plus juste, lui est devenu après la guerre un paisible vendeur de tickets de loterie. La fillette a été recueillie, jouée aux cartes, mariée à un comte dès l’adolescence… Dans un monologue central, elle évoque l’instinct de retourner là où elle fut brisée, avec l’espoir que celui qui l’a sauvé une fois peut le faire encore – « dans un enfer long, identique à celui d’où nous venons. Mais, soudain, charitable. Et sans aucun sang » (notre traduction). Si la femme a sans doute tué deux compagnons de l’ancien soldat, tout laisse penser que le pardon est désormais nécessaire pour freiner la souffrance commune.

Malgré leurs fins antagonistes, l’ouvrage de 1918 et celui de 2015 ont pour point commun les non-dits et les ambiguïtés, comme le note László Tihanyi qui ajoute : « de ce fait, le travail des compositeurs est similaire : leur musique doit exprimer ou accentuer l’indicible, parfois même jusqu’à l’insupportable » (programme de salle d’Opéra Grand Avignon) [lire notre chronique du 15 mai 2016]. L’enregistrement édité aujourd’hui par BMC garde trace de l’ouvrage de trois quarts d’heure donné au Müpa (Budapest), le 10 février 2018. Péter Eötvös dirige l’Orchestre Philharmonique National de Hongrie, dru et parfois rude, au service d’une partition foisonnante. Mezzo-soprano puissante à la tessiture très étendue, Viktória Vizin a pour partenaire Jordan Shanahan, baryton des plus solides. Le compositeur avait déjà livré des ouvrages éloquents et inoubliables : celui-ci s’ajoute à la liste !

LB