Chroniques

par laurent bergnach

Leoš Janáček
Jenůfa

1 DVD Opus Arte (2011)
OA 1055 D
Jenůfa, opéra de Leoš Janáček, filmé au Teatro Real Madrid, fin 2009

Dans un village morave, au XIXe siècle, Grand-mère Buryjovská vit dans le deuil de ses deux fils : l’un avait épousé une veuve et adopté son fils Laca Klemeň avant que de concevoir Števa, devenu l’héritier légitime du moulin familial ; l’autre, marié deux fois, d’abord avec la future mère de Jenůfa, puis avec Kostelnička (traduire par « femme du bedeau », la sacristine du village), lors de son veuvage. Les tentions surgissent avec le trio amoureux dans lequel s’enferre les petits-enfants : Laca aime Jenůfa qui aime Števa. C’est à ce moment que le rideau s’ouvre sur notre drame lyrique en trois actes.

Avant de se tourner vers Ostrovski (Káťa Kabanová, 1921), Čapek (L’affaire Makropoulos, 1926) puis Dostoïevski (De la maison des morts, création posthume de 1930), Leoš Janáček emprunte à la pièce de Gabriela Preissová la matière d’un livret signé, comme souvent, de sa main. Inspiré d’un fait divers, Její pastorkyňa (Sa belle-fille) est publié en 1890, avant de devenir le nom de l’opéra créé le 21 janvier 1904 au Théâtre National de Brno. Le succès attend heureusement le compositeur cinquantenaire qui a perdu deux enfants en 1900 et 1903, et dont le chagrin transparaît forcément dans la période de composition. D’un point de vue purement artistique, voilà ce que le créateur dit de cette dernière, pour laquelle le parler a influencé la phrase musicale :

« À l’époque où je composais Jenůfa, je me suis enivré de la mélodie, de la parole articulée mais non pas d’après l’exemple des grands anciens. J’écoutais dans le ravissement le langage des passants, je lisais l’expression de leurs visages, j’essayais de saisir chaque vibration de leur voix reliée à l’environnement […]. Mais je devinais quelque chose de plus profond encore dans la mélodie des mots, quelque chose qui n’avait pas encore été dévoilé dans le langage-mélodie, je pressentais le mouvement secret de l’intériorité, je pressentais les mystères de l’âme ».

La modernité de l’ouvrage apparaît de forme – atteindre « les objectifs de l’atonalité sans sortir du système tonal », comme le rappellent Louis Oster et Jean Vermeil dans leur guide Le charme opéra – mais aussi de fond, avec les enjeux privés et sociaux d’un infanticide qui nous parlent encore. Avant de prendre son nom conventionnel de Jenůfa, le titre original met dans la lumière la belle-mère de l’héroïne ; en décembre 2009, au Teatro Real Madrid, la production épurée et bien connue de Stephane Braunschweig [lire notre chronique du 18 mai 2003] permettait d’apprécier Deborah Polaski dans ce rôle-pivot. Par sa clarté magnifique, le soprano fait oublier la raucité d’une Silja pour rendre avec sobriété toute la tendresse de cette femme qui pèche pour le bonheur d’une autre.

Si son jeu extérieur touche parfois à la mièvrerie, Amanda Roocroft (Jenůfa) possède une voix souple et des aigus séduisants qui rendent sa prestation honorable. Ferme et sonore, sans trouble de l’émission outre une note de passage qui coince régulièrement, Miroslav Dvorský (Laca) est un partenaire efficace, tout comme Nikolaï Schukoff (Števa), stable, vaillant et riche en grave, qui compose un joli-cœur si détestable que les applaudissements en paraissent influencés. Les autres chanteurs interviennent aussi sans encombre, parmi lesquels Károly Szemerédy (contremaître), Miguel Sola (maire) et Marta Ubieta (Karolka) à l’émission facile et brillante. L’Orchestre maison s’avère onctueux, tendre et coloré sous la battue nette et particulièrement lisible d’Ivor Bolton.

LB