Chroniques

par bertrand bolognesi

György Ligeti
Études

1 CD Avi Music (2021)
AVI 8553036
Cathy Krier joue les 18 Études pour piano de György Ligeti (1 CD Avi Music)

En 1985, György Ligeti écrit ses premières Études pour piano seul (les Études rythmiques pour piano à quatre mains datent de 1950). Ce Livre I comptera six numéros, que nous avons eu le plaisir de réentendre tout récemment à la Cité de la musique, lors de son Week-end Ligeti 100 [lire notre chronique du 5 mars 2023]. Pierre-Laurent Aimard, qui les y jouait, a volontiers transmis son expérience auprès du compositeur hongrois avec lequel il a beaucoup collaboré pour les dernières des dix-huit pièces. Dans un entretien mené par le musicologue Jean-François Boukobza à l’été 2019, le pianiste français conseille de ne pas jouer, dans le cadre d’une intégrale au concert, ces pages dans leur succession stricte, et de favoriser, sinon un panachage aléatoire, du moins une répartition autour du Livre II. Finalement, il a opté pour une suite III-I-II lors du récital cité plus haut, isolant les quatre études du dernier cahier qu’il considère comme les plus simples, au fond, comme ces restes de l’énergie du peintre en fin de parcours.

À l’instar de ses confrères Thomas Hell (2013), Toros Can (2000) et Frederik Ullén (2006), la pianiste luxembourgeoise Cathy Krier, applaudie il y a dix ans aux Bouffes du nord [lire notre chronique du 9 décembre 2013], s’est attelée à l’enregistrement des Études (effectué sur Steinway dans la salle de musique de chambre de la Philharmonie de Luxembourg, en novembre 2020). De Désordre, on a du mal à percevoir clairement le chemin, certes obsessionnel mais ici un rien confus, à notre goût, sans doute trop exclusivement technique. La couleur favorisée pour Cordes à vide, pastel très en retrait, semblera plus avantageusement inventive. La démarche entravée de Touches bloquées satisfait pleinement, toujours dans une délicatesse certaine de la nuance, quand le souple glissement de Fanfares happe vraiment l’écoute dans l’accentuation musclée requise, fascinante. Après l’errance fragile d’Arc-en-ciel, comme suspendue au fil d’un horizon éternellement brumeux, la mélancolie plus profonde encore et la complexité rythmique d’Automne à Varsovie conclut dans une fébrilité inquiétante le Livre I, doublée d’un travail de dynamique absolument remarquable.

Trois ans passent et Ligeti reprend son projet, produisant huit nouvelles études entre 1988 et 1994. Le Livre II est ouvert par les gamelans imaginaires de Galamb Borong où l’on admire, outre la construction de l’œuvre, l’art de sculptrice de la musicienne qui, part son jeu, met en situation une écriture en plusieurs étages qui se répondent. L’élan bartókien de Fém trouve sous ses doigts ambassadeur zélé, avant une réminiscence qui puise dans le premier livre. Véritable machine infernale, Vertige met au défit la logique de l’interprète. Non moins redoutable, Der Zauberlehrling, aux allures d’étude obstinée pour les agréments au clavecin, met à rude épreuve Cathy Krier qui, toutefois, sait y tracer sa route avec une sûreté confondante. Passé le bref En suspens, berceuse bien venue dans la suite de la tempête goethéenne, l’étrangeté oscillante d’Entrelacs sacrifie une nouvelle fois au édifications évolutives et complexes, ici portées par une expressivité généreuse jusqu’à la douceur inouïe de l’accord final. Puis voici l’artiste cruellement enfermée dans la vastitude autorégénérante de L’escalier du diable, prison solitaire et sans issue où se cogner aux murs, innombrables. Encore est-ce une construction de l’esprit qui inspira Columna Infinită, une colonne infinie conçue par Constantin Brâncuși et inaugurée en 1938 à Târgu Jiu, commune roumaine située en Olténie à moins d’une centaine de kilomètre du Danube et de l’actuelle frontière Serbe. Œuvre de commémoration des jeunes soldats morts durant la Grande Guerre, la Coloana fără sfârșit s’élève ses dix-sept losanges sur près de trente mètres. Dans une impédance des plus farouches et rudement fortissimo, nous l’entendons grandir dans un hiératisme impressionnant.

Les quatre études du Livre III, composé de 1995 à 2001, sont moins radicales. La grammaire ne change pas, bien sûr, mais la rigueur se dénoue. Passé la belle mécanique de la seconde moitié de White on White, pourtant moins ostentatoire que celles qui précèdent, Pour Irina s’avance sur un modèle comparable, magnifié par la sensibilité de la pianiste qui soudain fonce de plus belle dans l’Allegro et atterrit sur un vivace doux et frénétique que ne contredit pas l’insistant Presto d’À bout de souffle, ravageur dans son systématisme, avant le curieux arrêt sur image qui en suspend tendrement le geste. Déplié comme une carte de marcheur, l’ultime numéro, Canon, se crispe dans des agglomérats frondeurs. La nudité de sa fin n’en prend que plus d’impact, ce qui n’échappe guère à la fine Cathy Krier.

BB