Dossier

entretien réalisé par bertrand bolognesi
montpellier – 12 février 2005

François-Frédéric Guy
portrait d’un pianiste

le pianiste François-Frédéric Guy rencontre le musicologue Bertrand Bolognesi
© bertrand bolognesi

Entendu hier dans un concerto de Johannes Brahms, le pianiste François-Frédéric Guy, qui s’attelle à une intégrale des sonates de Beethoven, joue volontiers la musique d’aujourd’hui. Ainsi ses doigts et ses oreilles fréquentent-ils régulièrement des partitions signées Hugues Dufourt, Tristan Murail ou, pour les « anciens » contemporains, Luigi Nono et Arnold Schönberg.

Comment la musique a-t-elle commencé pour vous ?

C'est une histoire très banale. Il y avait un piano à la maison, sur lequel mon père jouait. Il jouait plutôt bien, d'ailleurs : suffisamment pour aborder régulièrement les concerti de Tchaïkovski, de Grieg, de Schumann, la Fantaisie en fa mineur et quelques Nocturnes de Chopin. Enfant, c'est ce que j'entendais. Les partitions étaient là. Contre les accords difficiles, mon père notait le nom des notes, n'ayant jamais eu la chance d'apprendre vraiment la musique. Une oreille inimaginable lui permettait de jouer sans lire, pas seulement la mélodie principale avec une vague figure d'accompagnement, non ! Cette approche ne le satisfaisant pas, il achetait les partitions sur lesquelles il peinait indéfiniment. Chez Grieg, par exemple, il y avait des lignes entières d'accords avec le nom des notes écrit au dessus, et lorsqu'on l'écoutait jouer, on se demandait bien quel besoin avait-il d'en passer par là puisque, de toute façon, il jouait tout sans souci ! J'ai commencé par jouer un peu comme lui, sans savoir, en fait. Nous habitions un village normand fort joli mais loin de tout. Vers six ou sept ans, mes parents m'ont envoyé au Conservatoire d'Evreux où j'ai passé cinq ans. J'ai eu la chance d'y avoir un très bon professeur : Dominique Ponty. Elle connaissait Dominique Merlet : quand j'ai eu onze ans, elle m'a emmené chez lui. Je lui ai joué le final de la Sonate en si mineur de Chopin. Merlet était en rage, car il trouvait ça beaucoup trop difficile pour mon âge et mon niveau, dangereux pour les mains, trop grand, trop physique et il avait probablement raison. En même temps, il était content, je crois, puisqu'il m'a pris comme élève, d'abord en cours particuliers, puis dans sa classe au Conservatoire à Paris, beaucoup plus tard (1985). Étudier avec Merlet était une expérience remarquable et éprouvante pour un jeune étudiant de seize ans. Il avait tellement de choses à transmettre... En même temps, la relation maître-élève qu'il affectionnait particulièrement était assez difficile à assumer à un âge où l'on rêve de laisser exploser sa personnalité. Sa rigidité relative m'a emprisonné dans un carcan psychologiquement lourd à supporter.

L'après Merlet n'a pas été facile malgré l'apport considérable de ses conseils et de sa connaissance musicale – on sait bien que la part invisible de psychologie et de compréhension de la personnalité est par ailleurs essentielle au futur artiste qui doit se battre avec une foule d'angoisses et de problèmes divers, à commencer bien sûr par la confiance en soi. C'est comme lorsqu'on a vécu avec un père très autoritaire et qu'il faut soudain voler de ses propres ailes. Vingt ans après, je ne sais pas si je m'en suis vraiment tout à fait remis. J'ai parfois du mal à pouvoir être moi-même. À l'époque, pour moi, il y avait aussi la tyrannie d'une situation : vous savez, ce n'est pas évident de débarquer d'un village au Conservatoire. Quand j'y suis arrivé, je ne me sentais pas à ma place. Je voyais bien que d'autres se glissaient avec aisance dans leur nouveau costume de futur artiste. Je ne comprenais pas comment tout cela fonctionnait, comment il fallait se comporter. J'étais perdu, ce n'était pas mon monde. Il me reste quelque chose de ce sentiment-là. Ma relation immédiate aux chefs d'orchestre est souvent problématique, par exemple. Maintenant, après avoir donné beaucoup de concerts avec orchestre, les choses ont tendance à s'arranger. Mais j'ai toujours besoin d'un temps d'adaptation pour me sentir réellement à l'aise dans cette relation que de nombreux chefs imaginent empreinte systématiquement de rivalité, de rapport de force et de méfiance basée sur un jugement rapide, plutôt que d'appréhender cette collaboration un peu trop éphémère comme un partenariat de musique de chambre. Les chefs d'orchestre le sentent, et parfois ils en profitent ; la génération des cinquantenaires déjà arrivés, reconnus...

Pour revenir à ma jeunesse, le Troisième Concerto de Prokofiev a eu beaucoup d’importance. Mon père avait un 33 tours de Byron Janis dans le Premier de Rachmaninov sur l'autre face duquel était joué le Troisième de Prokofiev ; il écoutait en boucle Rachmaninov (une des plus sublimes versions qu'on n'ait jamais gravée), sans jamais retourner le disque. Lorsque que j'avais neuf ans, il me disait : « Prokofiev, c'est de la musique de sauvages ». Un jour, j'ai brisé un tabou, j'ai retourné le disque ! Depuis, j'ai joué ce concerto au moins vingt-cinq fois. J'ai aussi joué le Premier de Rachmaninov, mais plus tardivement, et une seule fois. Comment dit-on ?... j'ai « tué le père », c'est ça (rires) ?! Mon métier est peut-être une psychanalyse permanente, car j'ai souvent « tué le père ».

le pianiste français François-Frédéric Guy photographié par Patrick Villanova
© patrick villanova

Par exemple, j'avais d'abord dit que je ne jouerais pas en public Chopin, compositeur favori de mon père, ce qui a été le cas depuis quasiment mes débuts ; or, il y a deux ans, j'ai fait à Hambourg son Deuxième Concerto avec le Norddeutschrundfunks Sinfonieorchester – je voulais annuler cet engagement mais mon épouse ainsi que mon agent ont réussi à me convaincre que je pouvais avoir des choses personnelles à exprimer dans cette merveilleuse musique ; je n'ai pas regretté. En avril dernier, j'ai interprété pour la première fois le Concerto de Schumann ; je ne l'avais jamais appris lorsque j'étais étudiant : mon père le jouait souvent, de sorte que je n'ai jamais voulu y toucher. Mais attention, je n'ai jamais dit « je ne jouerai pas Chopin ou Schumann parce que mon père l'aime », non ! Je prétendais, en toute bonne foi, ne pas pouvoir « comprendre » cette musique. Une manière de faire ma crise d'adolescence, et c'était finalement une manière plutôt tranquille et agréable de franchir cette indispensable étape de rébellion. Cette année, Marc Monnet m'a donc demandé de faire l'ouverture du Printemps des Arts à Monte Carlo avec ce concerto. J'ai beaucoup joué Schumann pour piano seul pendant toute l'année dernière : sans doute suis-je en train de devenir enfin adulte…

Rien de tel avec le Premier Concerto de Brahms ?

C'est le premier concerto que j'ai joué avec orchestre. Du coup, j'y suis particulièrement attaché. Une histoire de cadeau du Père Noël, ce concerto ! Étudiant, c'est lui que je voulais jouer en premier. Je me disais : le jour où j'aurai la chance de jouer une telle partition avec un orchestre, je comprendrai pourquoi je travaille mon piano aujourd'hui. Puis j'ai gagné le Concours de Pretoria dont l'épreuve finale était précisément cette partition. Ce fut ma première expérience avec orchestre, mon rêve se réalisait. Il y a trois ans, je l'ai joué avec Jesús López Cobos à Manchester. Il m'a confié que c'était la première œuvre symphonique qu'il avait dirigée : lui aussi avait une « histoire » avec ce concerto. En fait, j'ai joué plus souvent le Deuxième de Brahms (je l'ai même enregistré), mais le Premier m'est plus cher. À la longue, je trouve l'autre moins réussi : il a des choses formellement disproportionnées, le développement du premier mouvement ne fonctionne pas complètement, son côté Saint-Saëns me gêne. Comme toute la première période de Brahms, le Concerto n°1 accuse la maladresse infinie de l'écriture pianistique, vraiment folle, celle des Sonates – la seconde par exemple, truffée d'aberrations physiques – et en même temps un geste musical phénoménal, sans scories : ce n'est pas travaillé, préparé, léché, peaufiné. Une sorte de maelström romantique, sans la patine des dernières œuvres, habite ce geste inouï. Les premiers opus de Brahms (disons jusqu'au Deuxième Sextuor à cordes, et cela inclut notamment les Ballades, les Sonates, ou encore les deux premiers Quatuors avec piano) sont exceptionnels. Il ne devait plus jamais retrouver cette fraîcheur et cette spontanéité dans sa maturité.

Quelles ont été les rencontres importantes ?

D'abord, Léon Fleisher. Il ne se passe pas un matin sans que je pense à lui. Je l'ai rencontré quand j’étais étudiant au Conservatoire, puis lors d'une résidence au lac de Côme où j'ai vraiment travaillé avec lui. Notamment les concerti de Brahms, mais pas seulement. Ceux de Ravel également, ou encore Petrouchka. Je n'oublierai jamais la manière si personnelle qu'il avait d'expliquer la toccata du premier mouvement du Concerto en sol (Ravel) : « comme Charlie Chaplin avec son chapeau melon et sa canne, la faisant tournoyer devant lui en déambulant dans les rues de New York ». Ensuite, le fils d'Arthur Schnabel, avec lequel j'ai aussi beaucoup travaillé. Il avait quatre-vingt neuf ans et donnait huit heures de cours par jour. La manière dont il enseignait me propulsait au début du siècle ! Comme il était très vieux, avec une conscience musicale absolue, tout ce qu'il disait était précis et inspiré. Son côté aristocrate traversait les cours. Par exemple, pour le début de la Fantaisie en fa mineur, il m'a dit : « Pensez que c'est un cortège de rois qui marchent. Ce n'est pas n'importe qui. Ce n'est pas non plus l'enterrement de n'importe qui, mais d'une tête couronnée ». Il disait des choses comme ça, et on comprenait. Il pouvait être intransigeant : avec lui je voulais travailler la Rhapsodie sur un thème de Paganini, mais il exécrait cette musique, si bien qu’il m’a dit « jamais ». S'il détestait le compositeur Rachmaninov, il vénérait l'interprète. Lorsqu'il était en Amérique, il ne ratait pour rien au monde un de ses concerts. Un jour, je l'ai raccompagné dans sa villa sur les hauteurs du lac de Côme. J'entre dans sa maison. Je venais de lui jouer le Premier Concerto de Brahms. Il me présente la partition de son père, annotée. J'ai demandé si je pouvais recopier ce qu'Arthur Schnabel y avait écrit. Et il a accepté ! Je me suis assis à une table et j'ai repris toutes les annotations sur ma propre partition. Il y en a de vraiment passionnantes qui corroborent beaucoup ce que lui-même a pu me dire en cours. Par endroit, ce sont de véritables textes, parlant des hémioles, entre autres. Le début du premier mouvement est noté 6|4, à deux temps lent : Schnabel avait cette idée lumineuse qu'afin d'élargir la perception du temps, il fallait jouer par moment à trois fois deux à l'intérieur du 6|4, ce qui donnait une mesure à trois temps (expérience bien connue des chefs d'orchestre). On donne ainsi l'impression de changer de mesure, alors qu'il n'en est rien. Aujourd'hui, je travaille toujours sur cette partition.

Il y a eu aussi Perahia, qui est un intellectuel incroyable, mais c'était plus fugitif. Radu Lupu, également, qui est un artiste instinctif, un peu ours. Je n'ai jamais pris de cours avec lui ; on a tissé une relation d'amitié, avec de grands échanges sur la musique. Et j'ai joué au bridge avec lui ! C'est un homme infiniment gentil.

Comment la carrière a-t-elle commencée ?

le pianiste français François-Frédéric Guy, photographié par Bertrand Bolognesi
© bertrand bolognesi

Cela ne s'est pas fait tout de suite. J'avais très peu d'engagements, ce qui m'inclinait à douter plus encore que ma nature m'incitait à le faire. Un jour, j'ai même cru que je ne voulais plus être pianiste. C'était sincère. J'ai dit à Fleisher que je souhaitais devenir chef d'orchestre. Il m'a fait une recommandation pour aller étudier la direction à Tanglewood. J'ai eu beaucoup de chance : les inscriptions étaient quasiment closes mais, grâce à lui, j'ai été accepté. À ce moment-là, Anne-Marie Réby m'a téléphoné. Je savais qu'elle faisait des émissions sur France Musique qui permettaient à de jeunes musiciens de se faire entendre en direct. Elle m'a invité, précisant que pour l'été l'émission serait décentralisée à La Roque d'Anthéron. Ce direct tombait exactement en même temps que le stage à Tanglewood. Je n'avais pas hésité sur les dates de celui-ci, puisque sans aucun engagement, mon agenda pouvait tout accueillir. Soudain, il fallait que je choisisse entre aller faire un récital au Festival de La Roque d'Anthéron, excellent tremplin pour un pianiste, et suivre les cours de direction d'orchestre de Tanglewood, ce qui était inespéré pour s'engager dans une autre voie. Et j'ai décidé d'annuler Tanglewood. C'était fou : cette occasion qui ne se présente qu'une seule fois dans une vie, que j'avais moi-même activement sollicitée, je n'en voulais plus ! J'avais peur d'annoncer pareille incohérence à Fleisher qui m’avait recommandé, auquel j'étais redevable d'un passe-droit exceptionnel. Lorsque j'ai fini par le lui dire, il a dit « Oh, fine, good ». Depuis, je vais à La Roque tous les ans, j'y donne des récitals, j'y ai fait quatre ou cinq concertos et une relation d'amitié avec René Martin s'est construite.

Cette idée de faire un jour de la direction d'orchestre vous a-t-elle quitté ?

La musique que je préfère a été écrite par trois personnes qui n'ont jamais composé une œuvre pour piano : Wagner, Mahler et Bruckner. On pourrait y ajouter Richard Strauss, car ce qu'il a écrit pour le piano est anecdotique. Je ne pense pas pouvoir vivre toujours à côté de toute cette musique non pianistique que je suis obligé de jouer en réduction pour deux pianos avec des amis, pour satisfaire le désir personnel que j'en ai… Nous verrons : si cela doit se faire, cela se fera.

Vous jouez volontiers la musique d'aujourd'hui. Aborde-t-on différemment ce répertoire ?

Finalement, non. C'est toujours la curiosité qui est à l'origine de la découverte d'un nouvel univers musical, et ce quel que soit le style de la musique en question. Notez aussi que ce que l'on nomme « musique d'aujourd'hui » est le plus souvent d'hier ou d'avant-hier. La plupart du temps, c'est en entendant la musique d'un compositeur lors d'un concert que l'on ressent le besoin de l'interpréter soi-même. J'ai eu ce genre de coup de foudre pour Tristan Murail et Hugues Dufourt. Mais je pourrais tout aussi bien dire Brahms ou Chostakovitch ! Quelquefois se produit l'effet inverse… Pour résumer : curiosité, ouverture d'esprit et culture. Plus on sait, plus on veut savoir, c'est bien connu.

La modernité que purent présenter en leur temps certaines œuvres de musiciens du passé est-elle un élément déterminant de vos interprétations ?

Je ne m'occupe pas de la place qu'ont prise ou que prendront les œuvres que j'interprète dans l'histoire de la musique. Il est vrai que la plupart des compositeurs qui font cette histoire ont toujours su créer en avance, ouvrir de nouveaux champs. En cela, ils me fascinent : le Beethoven de la Hammerklavier, le Liszt de la Sonate en si mineur, le Stravinsky du Sacre ou encore le Stockhausen des Momente. Le critère principal reste cependant l'impact purement musical.

Quel est votre univers esthétique ? Qu'est-ce qui vient nourrir vos inspirations ? Qu'utilisez-vous, que ce soit dans la littérature, la peinture, pas forcément dans la musique ?

Pendant longtemps, j'ai beaucoup puisé dans la musique et dans la nature. Je devais avoir quelque chose comme cinq cent disques – ce n'était pas beaucoup, mais pas si mal pour un étudiant –, parmi lesquels seulement cinq disques de piano. Je me suis donc nourri de musique symphonique ou instrumentale non pianistique. C'était une source d'inspiration permanente. J'aimais faire de grandes marches dans la montagne, écouter sur un walkman les symphonies de Mahler à 3000 mètres d'altitude. Puis vint la lecture. Je me suis attaqué aux grandes fresques. Comme au piano, d'ailleurs : des œuvres de grand format. J'ai plus de mal avec les miniatures, qui recèlent pourtant de grands trésors, comme les Mazurkas de Chopin. Pris de passion pour les littératures russes et allemandes, j'ai lu régulièrement Dostoïevski et Thomas Mann. Certains romans, comme le Doktor Faustus, m'ont accompagné pendant des mois. Je ne peux pas vous dire « telle œuvre m'a inspiré », ce n'est pas si simple. Ce que l'on nomme « inspiration » est produit par la combinaison de plusieurs facteurs. Aujourd'hui, l'Histoire m'intéresse beaucoup. Surtout celle du XXe siècle. Cela n'a sans doute rien à voir avec l'inspiration musicale, mais prend une grande place dans ma vie.

Cela n'a-t-il vraiment rien à voir avec l'inspiration musicale ?

Oui, c'est vrai… Peut-on aborder Chostakovitch et Prokofiev sans savoir ce qu'ils ont vécu, quelles étaient les réalités du stalinisme ? Peut-on rester indifférent à la vie de Strauss ? Tout cela est difficile à démêler. D'autant qu'on a tant fait de révisionnisme. C'est ce qu'il y a de pire. Il existe dans tous les domaines, il est terrifiant. On a osé le révisionnisme sur les camps d'extermination nazis, au mépris des témoignages directs de survivants et de soldats alliés qui les ont libérés, et ce n'est pas terminé à ce jour quant à l'histoire soviétique. C'est un sujet très polémique. Il existe du révisionnisme chez nous aussi, mais on a fait beaucoup d'efforts. Notamment à propos de la collaboration, de la guerre d'Algérie, etc. Il est certain qu'on a menti sur bien des choses. Chostakovitch raconte que chaque soir, il se disait « c'est peut-être pour moi ». Selon lui, le pire n'était peut-être pas d'aller au goulag, mais de penser qu'il fût possible qu'on vous y envoie.