Dossier

entretien réalisé par bertrand bolognesi
budapest – 17 avril 2015

Budapesti Tavaszi Fesztivál
rencontre avec Csaba Káel, au cœur du festival hongrois

Bertrand Bolognesi rencontre Csaba Káel, patron du Printemps de Budapest
© mupa

Avec une offre extrêmement riche, tant dans les domaines de la danse, du théâtre (rencontres internationales), des arts visuels ou de la musique – et pas seulement classique –, le Printemps de Budapest attire un public de plus en plus nombreux, venu des quatre coins du monde. Son inscription dans une ville passionnante invite, sur les pas de Liszt mais encore des modernes que furent Bartók et Kodály, à flâner entre deux concerts. L’air est doux, dans les ruelles baroques de Buda comme dans l’élégante Pest, cité fin-de-siècle dont les innombrables édifices Szecesszió grisent exquisément le regard… sans oublier les fameux bains, bien sûr ! Sans doute n’a-t-il pas échappé au lecteur que régulièrement nos colonnes évoquent la foisonnante vie musicale de Budapest où toujours avec grand plaisir nous nous rendons ; outre la qualité des prestations, qu’il s’agisse de représentations d’opéra dans le charmant théâtre d’Ybl, de concerts symphoniques à la somptueuse Académie Liszt, du Festival Wagner, chaque mois de juin au Palais des Arts (Művészetek Palotája, MUPA), de la création contemporaine au Budapest Music Center (BMC) ou d’un moment chambriste au Vigadó, la capitale hongroise fascine par ses inépuisables trésors – architecture, collections de peinture, histoire, sans oublier les délices de sa gastronomie, dominée par des vins d’exception. Grâce à l’amicale complicité de l’Office du Tourisme de Hongrie à Paris, nous rencontrons Csaba Káel [photo] à mi-chemin de l’édition 2015 du Budapesti Tavaszi Fesztivál qu’il dirige. Également à la tête du MUPA où il nous reçoit, homme de cinéma, de télévision, de théâtre et d’opéra, cet esprit vif au regard ouvert sur toutes les expressions culturelles présente le trajet parcouru par le festival et ses prochaines orientations.

Quelle est l’histoire du Budapesti Tavaszi Fesztivál ?

Il fut fondé par Imre Kiss, il y a trente-cinq ans. La Hongrie était alors de l’autre côté du rideau de fer : il s’agissait donc d’inviter chez nous des artistes étrangers ainsi que des compatriotes qui s’étaient exilés et travaillaient à l’étranger. Le fameux Printemps de Prague existait depuis 1946. Les autorités hongroises, alors socialistes, voulurent créer un événement sur le même modèle, pour stimuler aussi le tourisme, moins développé à cette époque de l’année qu’en Tchécoslovaquie. Après le changement de régime, le festival s’est développé à plusieurs niveaux, bien que son rôle se soit amoindri par rapport au projet qu’en avaient eu les socialistes au pouvoir. Puis en 2005 s’ouvrirent les portes du MUPA, où nous nous rencontrons ce soir. S’il y avait déjà une programmation musicale intense à Budapest, les saisons du MUPA la rendirent plus riche encore en invitant à s’y produire de nombreuses stars internationales. Aussi fallut-il réinventer le contenu du festival de façon à lui donner une importance déterminante dans la vie culturelle hongroise et européenne et une identité bien reconnaissable.

L’ouverture du MUPA a considérablement modifié le paysage musical de la ville…

Oui, pour commencer, mais ensuite il y eut la réouverture, en 2013, de plusieurs salles de concerts après restauration – Académie Liszt [prochaine photo], Vigadó [lire notre chronique du 18 avril 2015], Théâtre Erkel*. De quelle(s) manière(s) le Festival de Printemps allait-il les investir ? Nous y avons beaucoup réfléchi et l’État décida de continuer à financer la manifestation jusqu’en 2017. Depuis l’an dernier, nous fonctionnons avec une nouvelle structure. Auparavant, c’était le Bureau du tourisme qui organisait le festival. Trois administrations participent désormais à sa coordination générale : le Bureau du tourisme, toujours, le Bureau national des festivals et le MUPA. Je dirige la commission décisionnaire.

Le festival gagne à peu près tous les lieux de musique de Budapest. Cela induit un système de coproductions ?

la somptueuse salle de concert de l'Académie Ferenc Liszt de Budapest
© lászló mudra

La relation entre ces différentes institutions est parfaitement fluide. On travaille tous ensemble, convoquant le meilleur des compétences de chacun, mais aussi pour mettre en commun nos moyens logistiques et financiers, de sorte que bien des projets deviennent réalisables. Il y a deux, trois ans, nous avons également commencé à travailler avec les festivals étrangers, ce dont les effets se voient maintenant (il faut toujours un peu plus de temps). L’intérêt est de faire venir des artistes étrangers et d’exporter nos productions. Pour fêter les sept cent cinquante ans de la naissance de Dante, nous avons monté un projet commun avec le Festival de Ravenne, en Italie (Ravenna Festival) : durant cette soirée DanteXperience sont joués Francesca da Rimini de Tchaïkovski et la Dante Symphonie de Liszt. Lorsque Liszt écrivit cette œuvre, il imaginait de montrer durant son exécution les gravures réalisées par Gustave Doré sur La divine comédie. Camille Saint-Saëns a transcrit la Dante Symphonie pour deux pianos afin de pouvoir la jouer dans l’atelier de Doré. De fait, nous essayons à notre manière de réaliser ce rêve de Liszt : pendant la symphonie les dessins de Doré apparaissent au-dessus de l’orchestre, dans un montage multimédia qui les anime.

Vous avez donc passé commande à un vidéaste ?

Oui, car c’est important de ne pas seulement donner à entendre et à voir la vie culturelle hongroise mais encore de provoquer les artistes par nos projets. J’aimerais qu’il y ait chaque année un focus sur Liszt. En rien il s’agit de contempler une statue sur une place, non, mais bien plutôt de le mettre en relation avec notre aujourd’hui. À sa manière, Liszt est le cœur de l’Europe. Il naquit en Hongrie, les Autrichiens disent que sa mère l’appelait Franz et les Hongrois disent que non, sa maman disait Ferenc. Il est parti jeune à Paris, puis il a joué partout, a visité l’Italie avec Marie d’Agoult, est venu enseigner à Budapest, etc. Or, la croisée des cultures européennes est primordiale pour le festival. Ainsi propose-t-il une rencontre des théâtres nationaux européens. Rencontre est le maître-mot du Printemps de Budapest. C’est essentiel pour construire notre communauté culturelle européenne.

Le Budapesti Tavaszi Fesztivál s’active tous azimuts ! Entre théâtre, musique classique et autres musiques, performances, danse, etc., chaque soir le public doit faire un choix. Comment s’équilibrent tous ces aspects ?

Depuis ses débuts, le festival a toujours exploré plusieurs disciplines artistiques. Nous avons simplement accentué cette particularité jusqu’à en faire un grand City Festival, avec tous les domaines, y compris la photographie, les beaux-arts et aussi des performances dans les rues – le Budapesti Tavaszi Fesztivál est partout ! Au début du XXe siècle, Budapest fut pour toute l’Europe un centre culturel important ; on peut dire que c’était alors une sorte d’âge d’or, traversé par un modernisme très caractéristique. Par exemple, il faut savoir que les urbanistes qui dressèrent les plans de la future Washington ont préalablement visité six capitales, parmi lesquelles Budapest. C’était une ville particulièrement vive et bouillonnante de culture, avec une personnalité ancrée dans l’identité centre-européenne. Le festival doit se concentrer sur tous les aspects de la vie culturelle actuelle de Budapest comme sur ses richesses intrinsèques, qu’il s’agisse de l’architecture foisonnante des années 1880 à 1920, de ses collections de peintures, etc.

Vous évoquiez tout à l’heure la nécessité de bien identifier le Printemps de Budapest

l'affiche en relief du Printemps de Budapest, sur la pelouse du MUPA
© bertrand bolognesi

Durant toute la saison, l’offre culturelle est très grande, ici. Il est donc indispensable de placer le festival sous les projecteurs, de le mettre en avant comme l’événement le plus important de l’année. De manière comparable, nous avons également repensé le festival d’automne : il s’appelait Cafè Budapest ; nous avons supprimé l’accent, de sorte qu’il est devenu CAFe Budapest, à comprendre comme Contemporary Arts Festival. Au début du XXe siècle, les cafés de Budapest étaient les lieux de rencontre et de discussion entre intellectuels et artistes. Sans aucun esprit de nostalgie, naturellement, le nom du festival d’automne fait référence à une époque de grande innovation dans tous les arts, y compris en littérature, sciences humaines et technologie, comme pour faire un parallèle et éclairer le foisonnement culturel d’aujourd’hui, en ce début de XXIe siècle, mais dans un sens élargi puisqu’il réunit également les arts visuels, l’architecture, la mode et le design. De fait, CAFe Budapest se situe à l’avant-garde, par rapport au Budapesti Tavaszi Fesztivál, plus ancré dans la tradition. Le contexte n’est pas forcément facile, car il faut compter avec la concurrence des autres festivals de printemps, à Prague (Pražské jaro) et à Vienne (Wiener Festwochen). Budapest arrive en premier dans le calendrier, comme une rencontre des cultures venues des quatre points cardinaux au centre de l’Europe. Il y a ici autant de manifestation qu’à Vienne, mais les Autrichiens bénéficient d’un marketing beaucoup plus développé. Peut-être est-ce encore un héritage du passé socialiste de la Hongrie : dans les premières années du Budapesti Tavaszi Fesztivál il était exclu de faire de la publicité, bien sûr. À l’inverse, Vienne est connue depuis plusieurs centaines d’années comme centre culturel important ; la communication de ses Festwochen a cinquante ans d’avance sur nous. Budapest possède d’autres possibilités : par exemple, s’il n’y a plus vraiment de grands cafés à l’ancienne, les « bars de ruines » attirent énormément de jeunes. Aujourd’hui très couru et reconnu internationalement, le Sziget Fesztivál existe depuis près de vingt ans : cela veut dire que les jeunes qui firent son premier public ont à présent une petite quarantaine d’années, donc un goût différent qui les porte vers la musique jouée au Budapesti Tavaszi Fesztivál, bien sûr ! Par cette mutation naturelle de leurs intérêts culturels, ils forment la relève de notre public.

Vous êtes directeur du MUPA, à la tête dans les commissions qui conçoivent le Budapesti Tavaszi Fesztivál et vous dirigez également le Budapesti Wagner Napok ; êtes-vous aussi décideur sur CAFe Budapest ?

Oui.

C’est donc vous-même qui donnez une identité bien précise à chacun de ces différents festivals ?

Si vous voulez, mais je ne suis tout pas seul (rires) ! Ces choses se font en parfaite intelligence avec les différentes institutions culturelles de Budapest.

Dans le cadre de CAFe Budapest, le festival d’automne, faites-vous des commandes à des compositeurs ?

Tous les ans, nous choisissons un compositeur afin de le faire mieux connaître au public, en jouant plusieurs de ses œuvres. En octobre 2015, Arvo Pärt sera notre invité. Et l’on rendra également hommage à Pierre Boulez, pour ses quatre-vingt-dix ans. Toujours nous programmons aussi un compositeur hongrois d’aujourd’hui, comme pour rappeler qu’en son temps Béla Bartók fut pionnier de la modernité. Sans oublier le concours biennal de composition. Le lauréat de l’édition précédente fait partie d’un jury présidé par Péter Eötvös où, entre autres, siège également László Gőz, le fondateur du Budapest Music Center (BMC), très investi dans la musique contemporaine. Il y a en fait deux catégories : la musique symphonique et la musique de chambre. L’œuvre symphonique primée est jouée au MUPA et celle pour petit effectif est donnée au BMC [photo ci-dessous].

la nouvelle salle du Budapest Music Center, dévoué à la création
© tamás bujonovszky

Entre les Budapesti Tavaszi Fesztivál, Sziget Fesztivál, CAFe Budapest et le Budapesti Wagner Napok, y a-t-il un moment où Budapest n’est pas en festival ?

(rires) L’offre est grande, en effet ! Chacun de ces festivals ayant un thème précis, le dialogue permanent entre les différentes organisations est indispensable à une bonne cohésion des projets. Si la nouvelle génération se trouve dans la culture pop, en rien nous cherchons à lui expliquer ce qui serait bon ou non, à valider ceci ou cela ; nous nous ingénions plutôt à lui montrer des formes d’art qu’elle ne connaît pas, tout simplement. C’est l’un des rôles des festivals et du MUPA : donner à entendre, transmettre. À chacun d’y puiser ce qui lui plait. Quant au Festival Wagner [lire notre chronique du 15 juin 2014], l’amitié entre Liszt et Wagner, avec ses hauts et ses bas, étant bien connue, il fait écho à l’attachement du Festival de Printemps à Liszt, d’une certaine manière. Toujours la musique de Wagner fut traitée de façon « classique » : avec le festival, nous en avons renouvelé l’approche. C’est une expérience particulière et une grande opportunité pour les artistes hongrois que de vivre nos productions wagnériennes aux côtés de chanteurs internationaux qui régulièrement s’expriment au Bayreuther Festspiele. Grâce à l’acoustique exceptionnelle du MUPA, beaucoup de gens entendent différemment cette musique ; certains disent eux-mêmes en découvrir ici certains aspects qu’ils ne soupçonnaient pas. La mise en scène dans un espace dévoué avant tout au concert, qui invite forcément des conceptions particulières, joue beaucoup dans le succès de ce festival. De nombreux jeunes qui n’imaginaient pas rester assis plus de quatre heures devant une légende en musique ont découvert tout un univers. De manière comparable, nous avons produit un projet assez inattendu pour célébrer les trois cent trente ans de Johann Sebastian Bach : sur vingt-quatre heures fut jouée toute son œuvre d’orgue ! Les jeunes sont surtout venus pendant la nuit… naturellement, ce Bach qu’ils ne connaissaient pas avant l’événement devint du jour au lendemain quelqu’un de très important dans leur vie… C’est la preuve qu’il ne faut pas limiter notre action à un fonctionnement en saison de concerts, mais susciter un nouveau regard grâce à l’impact superlatif des festivals.

* Construit en à peine neuf mois, dans une esthétique Szecesszió assez sobre, selon les plans des architectes Dezső Jakab, Marcell Komor and Géza Márkus, le Théâtre Erkel fut inauguré en décembre 1911 par une représentation d’Hunyadi László, l’opéra historique de Ferenc Erkel (1844) [lire notre critique DVD]. Il s’agissait alors de la plus grande salle du pays, conçue pour accueillir le peuple. Celui-ci put y voir les ouvrages du grand répertoire lyrique – les Italiens pour commencer, et bientôt presque tout le cursus wagnérien, couronné le 1er janvier 1914 (donc à peine levé le monopole de Bayreuth) par la première hongroise de Parsifal –, de nombreuses opérettes, mais aussi quelques raretés, tel l’oublié Quo Vadis du Bordelais Jean Nouguès (1875-1932). Après une interruption d’activité durant la Grande Guerre, l’institution rouvrit pour une saison 1916/17 essentiellement tournée vers le music-hall et l’opérette. De 1921 à 1924, le Théâtre Erkel est associé à l’Opéra national Hongrois. Puis la veine populaire l’investit à nouveau. Durant les années trente, il sera tour à tour utilisé par des représentations de comédies musicales, mais encore transformé en salle de cinéma. Pendant la période socialiste, il retourne dans le giron de l’Opéra national. Au début des années soixante, une importante rénovation impose au bâtiment le rigoureux aspect Réalisme socialiste qu’on lui connaît aujourd’hui. Fermé au printemps 2007 pour restauration, il rouvrit en mars 2013.