Chroniques

par bertrand bolognesi

Z mrtvého domu | De la maison des morts
opéra de Leoš Janáček

Festival d'Aix-en-Provence / Grand Théâtre de Provence
- 16 juillet 2007
De la maison des morts (Janáček) par Boulez et Chéreau au Festival d'Aix
© ros ribas

Après Vienne et Amsterdam, avant Milan et New York, De la maison des morts, l'ultime opéra de Leoš Janáček (1927-28) – et aussi le dernier ouvrage lyrique que Pierre Boulez dirigerait, à en croire ses propres déclarations – fait sienne la nouvelle scène du Grand Théâtre de Provence, pour quatre représentations fébrilement attendues. Ainsi se prolongent trente ans après ces heureuses rencontres entre Boulez et Patrice Chéreau que furent le Ring et Lulu ; aussi comprendra-t-on aisément l'aura de cette première française.

S'il existe encore de nombreuses productions pour lesquelles chef et metteur en scène n'échangent guère et bien souvent qu'afin de parer au plus pressé, dans l'urgence des dernières répétitions où chaque métier déploie ses vieilles recettes, les maîtres d'œuvres de ce spectacle ont abordé leur sujet main dans la main, comme le révèle le résultat bouleversant obtenu par cette collaboration attentive. Parce que le compositeur a pris la peine d'écrire une Ouverture à son opéra, alors que ses précédents en sont dépourvus, il apparaît d'autant plus judicieux que les acteurs envahissent progressivement le plateau tandis que s'initie en fosse l'étrange rituel qui va suivre : à savoir la succession douloureuse de plusieurs récits de crimes, la narration désabusée des destins qui menèrent au bagne d'Omsk ces malheureux qui nous font face.

Lorsque le premier acte commence, la lumière se fait brutale, comme la vie de ces captifs, régie par la loi du plus fort. Avec la complicité de Richard Peduzzi, Chéreau emprisonne le regard entre trois murs de béton d'où surgiront quelques rêves : la libération par la parole de ce que l'autorité envoie expier ici, l'effondrement terrible mais impuissant d'un plafond de livres, journaux et paperasses, une pantomime que les détenus se donnent et qui singe des rôles sociaux et familiaux, alors résumés à une parodie éthologique, mais surtout l'invention d'un beau faucon d'argile dont il faudra bien croire qu'il puisse voler pour survivre, malgré ce mauvais fer qui frappe sous nos yeux le petit Alieia. Par une direction d'acteur exigeante, Chéreau conduit une distribution pléthorique à peupler avec crédibilité le tableau, jusqu'à embarquer définitivement le public. Il est divers degrés dans cet exercice périlleux ; souvent, l'opéra s'enlise dans l'opéra, parfois il s'élève jusqu'au théâtre, et très rarement le théâtre lui-même disparaît : c'est là précisément ce qu’on atteint ce soir.

À la tête des musiciens du Mahler Chamber Orchestra, Pierre Boulez cisèle chaque récit comme un drame particulier qui finalement glisse sur un tutti sans illusion. Et c'est bien ainsi qu'est écrit De la maison des morts où plusieurs traits chambristes lèvent la tête sans connaître jamais de véritable développement. Soignant la couleur des cuivres, dessinant un relief discret aux soli, tout en exploitant la rugosité des cordes, le chef mène une interprétation inquiète tant habitée de drames qu'ils s'y fondent dans cette dignité compassionnelle à n'opérer qu'en revêtant les atours de l'indifférence, comme il ne sert de rien de s'évanouir devant une plaie au lieu de la soigner. Pas de complaisance, donc, mais une« vitalité désespérée », dira-t-on à la suite du poète.

La semaine dernière [lire notre chronique du 7 juillet 2007], nous émettions quelques réserves quant à l'acoustique du Grand Théâtre de Provence. De fait, les remarques dont nous faisions part semblent ne se vérifier qu'en dispositif de concert, la configuration de ce soir laissant au contraire apprécier non seulement une balance scène/fosse parfaitement équilibrée mais une indéniable qualité des impacts sonores, quelques soient leurs sources. L'on goûte l'efficacité des artistes de l'Arnold Schönberg Chor, préparés parErwin Ortner et Jordi Casals, dans cette partition forcément difficile à jouer et à entendre, puisqu'elle ne recourt qu'aux seules voix masculines.

Quant au plateau vocal, il s'avère tout à fait satisfaisant.
Du Chapkine de Peter Hoare on retiendra plus la lumière de l'aigu qu'un grave parfois pauvre ; cela dit, la tessiture imposée au rôle par Janáček n'est certes pas sans péril. Le Chichkov de Gerd Grochowski se montre superbement nuancé, livrant des fins de phrases d'une délicatesse inouïe, toujours d'une grande expressivité. Son récit reste sans contexte celui de l'histoire la plus perverse qui soit. Avec une ligne de chant gracieuse et une couleur avantageusement ronde, Olaf Bär, bien qu'un rien confidentiel, incarne idéalement Goriantchikov. Si son grave n'est pas gracieux, John Mark Ainsley brille par le haut-médium et l'aigu, campant un attachant Skuratov. Le jeune Eric Stoklossa offre un chant souple, une couleur séduisante, bien qu'encore monolithique, un timbre vert à l'aigu claironnant et une présence scénique irréprochable au rôle d'Alieia. Enfin, l'excellent Luka de Štefan Margita domine la distribution : l'émission est facile, l'impact incroyablement précis, la santé vocale indubitable, le format généreux et le phrasé évident.

BB