Chroniques

par bertrand bolognesi

Vingt Regards sur l’Enfant Jésus
Olivier Messiaen par Roger Muraro

Festival de Salon-de-Provence / Château de l’Empéri
- 5 août 2020
extase mystique à l'Empéri avec Messiaen par Roger Muraro
© jael travere

Les soirées se suivent mais ne se ressemblent pas. Les vents tournants d’hier, qui jamais ne purent nuire à l’appréciation d’un moment chambriste d’exception [lire notre chronique de la veille], ont cédé la place à un grand tapis d’étoiles vers lequel montent les méditations d’Olivier Messiaen. Dédié à Yvonne Loriod qui le créa au printemps 1945, Vingt Regards sur l’Enfant Jésus est vite entré au répertoire des pianistes. Roger Muraro, quant à lui, ne s’en est pas tenu à un abord personnel de la partition : avec la dédicataire elle-même, qui l’accueillit en 1978 dans sa classe du CNSMD de Paris, il apprit à chanter la musique de Messiaen, peu de temps avant d’en parfaire l’approche avec le maître. Depuis, le pianiste n’a guère quitté cet univers peuplé d’anges, de rythmes indous et de chants d’oiseaux [lire nos chroniques du 17 novembre 2006, du 12 octobre 2014 et du 7 juillet 2019]. De même ne s’éloigna-t-il point de ces Regards dont au compositeur il offrait une interprétation inspirée à la salle Pleyel, il y a trente-deux ans.

Nul zéphyr, disions-nous. Sous les doigts de Muraro, les mystères de la présence divine et de la Nativité ricochent sur les murs de la cour du château, pour un petit comité d’auditeurs. La contemplation organistique du Regard du Père ouvre le chemin dans une douceur indicible. Une sonorité savamment veloutée est mise au service du recueillement. Peu à peu, la ciselure se précise dans cet impalpable qui fascine, dans une intériorité inépuisable. Le contraste de Regard de l’Étoile ne déroge pas à cette ineffable tendresse : sans explosion, les précipités rythmiques dialoguent avec une immuable monodie où différentes strates se signalent, demi-teintes subtiles révélées comme d’elles-mêmes, en toute simplicité, pour ainsi dire. Loin d’être austère, le feutre délicat qui caractérise L’Échange et son souvenir ravélien est concentré. Il entre progressivement dans la lumière, sans agressivité, mais avec une densité puissante et profonde dont le musicien écoute sagement la résonance contre le miroir pierreux de l’Empéri, miracle acoustique avéré. Un presque-rien obstiné dessine Regard de la vierge, au poids insondable, merveilleux, peut-être, joyeusement joueur. Lumineux et solennel est l’indication climatique écrite par Messiaen pour Regard du Fils sur le Fils, ample péroraison polymodale où s’invitent quelques oiseaux bienheureux, dans une aura de cristal. Farouche et diablement rythmique (osons…), Par Lui tout a été fait est une redoutable forge quasi orchestrale de plus de dix minutes que le pianiste mène jusqu’à l’extase d’arc-en-ciel.

Expressif et douloureux s’affirme le sentiment de Regard de la Croix, procession au thème obsédant, ici habilement nuancée. Après les envolées affolantes de Regard des hauteurs, roborative danse ornithologique, Regard du Temps conjugue les confins sidéraux d’un halo de pédale et du silence à un phrasé insaisissable. Et le galop de Regard de l’esprit de Joie d’insister par la riche bigarrure de sa danse, heureuse et formidable ! Roger Muraro se lève, salue et, au mitan de l’exécution, s’octroie quelques minutes de pause que l’accordeur met à profit par un bref réglage de l’instrument. Au retour, l’artiste dépose avec une grâce délectable l’entrelacs thématique égaillé de Première communion de la Vierge, entre Annonciation et Nativité, conclue dans une caresse calme. Une scansion grave presque sauvage confère à La Parole toute-puissante un je-ne-sais-quoi de païen, voire de tribal, dont l’âpreté s’érige bientôt en vrombissement transcendantal, ici mené de main de maître. Les carillons contraires et splendides de Noël clament fébrilement la Bonne Nouvelle. En surprenants battements d’ailes, les protagonistes du Regard des Anges s’ébaudissent dans une volière vertigineusement lyrique, des hauteurs jusqu’aux abysses. La maîtrise de Muraro est proprement stupéfiante !

La tendresse des premières mesures de l’œuvre nous revient avec les accords du Baiser de l’Enfant Jésus, lente berceuse en bénédiction souriante que le pianiste maintient dans une sonorité généreuse. Noir et enflammé, terrible comme la création du monde, Regard des Prophètes, des Bergers et des Mages, décrit par Messiaen comme « concert énorme et nasillard » que Stockhausen n’a pas manqué, quelques années plus tard, de regarder de près en concevant ses Klavierstücke, prend un jour volcanique, à l’inverse de Regard du Silence qui porte l’écoute vers la voûte étoilée, don non quantifiable où l’exercice récitaliste n’est désormais plus perceptible : une dimension cosmique est atteinte où plus n’est besoin de piano ni de pianiste ; tout juste reste-t-il un compositeur, sans qu’on en soit bien sûr. Et Regard de l’Onction terrible d’alors s’abattre puissamment de ces hauteurs, suivi de Je dors, mais mon cœur veille, céleste. Enfin, Regard de l’Église d’Amour survient comme l’accomplissement où se rejoignent les dix-neuf autres méditations, dans une joie communicative. Non, il ne s’agit pas de religion mais de musique et d’art, ce qui nous fait hommes, Roger Muraro élevant l’assemblée bien au delà des sphères attendues !

BB