Chroniques

par jorge pacheco

une soirée avec Olga Neuwirth
Kloing ! – Hommage à Klaus Nomi (nouvelle version)

Festival d’Automne à Paris / Palais Garnier
- 24 octobre 2011
un hommage d’Olga Neuwirth à Klaus Nomi
© hanna – barbera | mgm

Il est de certaines manifestations qui font s’interroger sur la réactivité du public, tant celui-ci semble accueillir tout et son contraire avec résignation, voire avec une bienveillante mollesse, osons le mot.

Mais pour faire réagir, encore faut-il donner matière à débat.
C'est en effet la sensation que l'on éprouve au cours de ce concert consacré exclusivement à deux œuvres de la compositrice autrichienne Olga Neuwirth (née en 1968), qui s'intègre dans le cadre du pluridisciplinaire Festival d'Automne à Paris. S'inspirant en grande mesure de la voie explorée par Berio dès la fin des années cinquante – à savoir, la mise en question du rite social que représente le concert, l’intertextualité au sein d'une même œuvre et l'utilisation de multiples références à des musiques du grand répertoire, ainsi que de la démarche des compositeurs américains de la même période qui prônaient une transgression des limites entre les différents arts –, elle présente deux œuvres assez récentes (2008) : Kloing! pour piano automatisé et Hommage à Klaus Nomi pour contre-ténor et ensemble. Elles sont accompagnées d'un dispositif vidéo en direct par le VJ Lillevan, et projeté sur grand écran. Seul problème : ces années-là sont depuis longtemps révolues, et tenter de questionner le rite actuel au moyen de lieux communs aussi datés témoigne d'une tragique absence de créativité, générant un concert d'une platitude soporifique.

« Confronter un virtuose à son propre instrument » selon l'expression de Berio à propos de sa Sequenza V pour trombone, en exploitant ainsi toutes les possibilités musicales et théâtrales qu'une pareille démarche peut dévoiler, est, de toute évidence, le point de départ de Neuwirth pour Kloing!. Dans le cas présent, l’instrument est cependant doué d'une vie indépendante à celle du virtuose, car il est contrôlé automatiquement par ordinateur, à la manière des pianos mécaniques du début du XXe siècle et de façon analogue à la voie explorée récemment par l'autrichien Peter Ablinger. Ainsi se configure d'emblée une lutte entre l'homme et la machine pour conquérir l'espace du clavier, le premier devant se contenter au début de l'espace laissé libre par l'automate (tantôt le registre aigu, tantôt le grave, tantôt le médium). Celui-ci gagne progressivement de l'espace jusqu'à l'invasion totale de tout le registre de l'instrument, lorsque s'actionnent toutes les touches du clavier de manière simultanée, répétitive et douloureuse pour l'ouïe.

Tant que la machine le lui permet, le soliste joue sur le piano (désaccordé, suppose-t-on, dans le but de provoquer encore plus de désagrément auditif) des pages du répertoire virtuose, notamment la Rhapsodie Hongroise n°2 de Liszt, le Concerto pour la main gauche de Ravel ou l'Étude « Révolutionnaire » de Chopin, mais aussi toute la partie centrale du délicat, magnifique et en rien virtuose Prélude Op.28 n°15 du même compositeur, comme pour opposer encore plus l’inexorable avancée de la machine à l'humanité dans sa fragile beauté. Cette lutte se matérialise à nouveau lorsque le pianiste doit suivre l'automate qui joue des passages de la Rhapsodie de plus en plus vite.

À cette dialectique théâtrale et musicale s'ajoute une dimension cinématographique grâce à l'écran qui mêle les images d'un piano automatique ancien à celles du clavier du piano sur scène, celles de mains de pianistes du passé dans toute la rage de leur virtuosité, ainsi que des extraits d'un épisode célèbre et très drôle de Tom and Jerry où le chat apparaît en pianiste virtuose tandis que la souris est à l'intérieur de la caisse du piano, l'obligeant à jouer de plus en plus vite.

Si l'œuvre de Neuwirth ne manque pas de cohérence et si l'on comprend bien l'intention de transgresser les barrières de ce qui est proprement musical pour induire une réflexion sur l'aspect machinal de la virtuosité – et si, de ce fait, on accepte et pardonne le massacre du Prélude de Chopin –, il n'en reste pas moins que cette démarche manque cruellement de nuances et de profondeur pour produire une intrigue véritable. Elle se présente, depuis le début, de manière tellement évidente qu'il est difficile de ne pas se sentir soulagé au moment où le piano automatique s'arrête après avoir tout envahi. Ce n'est certainement pas l'invitation prétendument interpellatrice à applaudir, affichée par l'écran à la fin de l'œuvre, qui aiderait à pousser plus loin la réflexion : elle ne produit ni gêne ni rire, seulement une complète indifférence de la part du public.

L'Hommage à Klaus Nomi semble, quant à lui, encore moins cohérent.
Il n'est constitué, en tout et pour tout, que de neuf chansons du répertoire habituel de la célèbre pop star des années quatre-vingt, arrangées pour un petit ensemble réunissant des instruments liés à la tradition académique européenne, comme le violoncelle et la clarinette basse, et d'autres appartenant davantage à l'univers de la musique populaire actuelle, comme la guitare et la basse électriques. Hormis de petits effets de bruitage qui se noient complètement dans la tonalité kitsch, les arrangements ne transforment pas beaucoup les originaux et ne s’adonnent pas, comme on aurait pu s'y attendre d'après les Folks Songs de Berio, à des commentaires à partir de la structure de base. De manière incompréhensible, chaque nouvelle chanson est précédée d'une projection d'un capitaine de bateau sonnant une cloche, faisant des grimaces et récitant des vers de Lewis Carroll ou de Charles Baudelaire qui font référence à un voyage en mer. Cette métaphore du voyage sans but et sans retour est certainement en rapport avec la vie de Klaus Sperber, véritable nom de Nomi, victime lui aussi d'une déshumanisation, obligé à se déguiser en marionnette pour subsister dans ce monde et, de ce fait, assimilable au rôle du pianiste dans Kloing!.

Dans une telle confusion, l’on aura une pensée émue pour le sérieux avec lequel le chef de l'Ensemble musikFabrik, dont le nom n'apparaît pas dans le programme, bat ses sempiternels quatre temps pour guider des musiciens qui ne le regardent que pour les départs. Enfin, le contre-ténor Andrew Watts réalise une performance digne, arrivant à s'imprégner du personnage et à le faire vivre. L'air de la Mort de Didon est bienvenu et fait référence au répertoire d'opéra de Nomi [lire notre chronique du 4 juin 2005].

Ces deux œuvres n'arrivent pas à atteindre leur but d'interpeller l'auditeur sur les présupposés du concert comme sur la condition humaine face à la machine, et en restent donc au stade de l'intention, certes drôle et de bonne volonté mais insuffisant. On en viendrait presque à regretter le temps, pas si lointain, où l'activité culturelle d'une ville comme Paris bouillonnait de polémiques, de diatribes, d'attaques, de défenses et de contre-attaques, immense champ de bataille intellectuel où un simple concert pouvait susciter les plus vives passions, créant de grandes polémiques entre les détracteurs et les adeptes de la nouvelle création... Songeons, par exemple, sans reculer jusqu'au Sacre du Printemps, aux scandales produits par certaines œuvres de John Cage ou Luciano Berio dans les années soixante.

JP