Chroniques

par bertrand bolognesi

trois opus de Sergueï Prokofiev
Denis Matsuev, Valery Gergiev et les Wiener Philharmoniker

Théâtre des Champs-Élysées, Paris
- 9 octobre 2018
Soirée Prokofiev à Paris, par Denis Matsuev et Valery Gergiev
© dr

Dérogeant à la coutume qui consiste à mâtiner les compositeurs au sein d’une seule soirée, les Wiener Philharmoniker se produisent aujourd’hui avenue Montaigne dans un programme entièrement consacré à Prokofiev. Balayées les questions de cohérence d’époques ou d’écoles nationales, le menu se déroule selon la recette habituelle : une ouverture, une page concertante avec un invité de grande réputation puis un opus symphonique.

Valery Gergiev a retrouvé récemment la formation viennoise avec laquelle il s’est souvent exprimé au début de sa carrière internationale, jusqu’à réaliser plusieurs gravures discographiques. Quant au compositeur russe, il ne le quitta jamais, comme en témoignent toute une série d’enregistrements à la tête de l’Orchestre du Théâtre Mariinky de Saint-Pétersbourg (les opéras) et une longue liste de concerts, dans le monde entier, des années durant [lire, par exemple, nos chroniques du 14 décembre 2005, des 13 et 14 octobre 2008, enfin du 4 avril 2016, et nos critiques du CD Suite scythe, des DVD La guerre et la paix et Symphonie Op.100 n°5]. Il commence avec quatre extraits de Roméo et Juliette, son célèbre ballet de 1935. La puissance des Montaigu et Capulet frappe d’emblée par un contraste violent et une mystérieuse tendresse, avant que s’échine la marche sombre, haineuse. La brutalité de l’inflexion, très dramatique, n’a d’excessif que ce que la partition elle-même renferme. La richesse de chaque pupitre magnifie les timbres, au fil d’une interprétation passionnée, comme au théâtre. La course de Juliette jeune fille est engagée avec une folie rieuse, suivie par le délicat éblouissement des cordes, somptueusement servi par un solo de violoncelle de toute splendeur. Malgré un public qui tousse à gorge déployée sans aucune précaution, mêlant l’impolitesse auditive à la contagion sanitaire – on n’entend cela qu’à Paris, vraiment… –, le bref Masques laisse entendre les finesses souterraines du drame shakespearien. Le déchirement survient avec Roméo sur la tombe de Juliette, âpre etbouleversant.

Vingt-deux ans plus tôt, le jeune compositeur signait son Concerto pour piano en sol mineur Op.16 n°2 (1913 ; révisé en 1923). Quel bonheur d’entendre une nouvelle fois l’excellent Denis Matsuev, applaudi ici-même il y a peu [lire notre chronique du 17 septembre 2018], dans cette grande page du répertoire russe ! La douceur dont il fait preuve dans l’Andantino rivalise avec la fermeté du répons Allegretto, au sein du premier mouvement. La souplesse et l’inventivité de son expressivité rencontre comparable inspiration chez Gergiev, si bien que l’interprétation précisément en ce qu’elle n’est pas conventionnelle, fait redécouvrir le texte avec avantage. La vigueur de la cadence laisse pantois. À l’extrême robustesse du développement s’oppose l’élégance indicible de la citation du premier motif, délicieuse. Déraisonnable à souhait (comme on aime), le Scherzo radicalise la virtuosité dans son affolant vivace, parfaitement vérifié. Soudain, telle une plongée dans le cinéma soviétique pour lequel Prokofiev écrirait plus tard – sa première contribution au genre serait pour Lieutenant Kijé d’Alexandre Feinzimmer (1934) –, Intermezzo invite l’écoute dans un monde adverse et tourmenté. Le plus spectaculaire est atteint par le chaotique Allegro tempetuoso dont la première section pourrait s’inscrire dans la nouvelle esthétique constructiviste. La seconde renoue avec une mélancolie teintée de postromantisme, dotée d’un final suspendu par une coda solistique où Matsuev déploie une palette munificente. S’ensuit un bref final, à la virtuosité vociférante, ici totalement hystérique, qui provoque les hourras.

Après l’entracte, trois lourds éclats de rire, descendants et grinçants, introduisent l’acerbe Allegro moderato de la Symphonie en mi bémol mineur Op.111 n°6, achevée au milieu de l’année 1947. Rien n’y fait : cette œuvre s’inscrit mal dans le cursus de son auteur dont on reconnaît indéniablement la griffe mais rien du génie formel. Gergiev ne parvient pas à la rendre plus intéressante qu’elle l’est, avec sa logique décousue de carnet de notes. Malgré de fort beaux alliages timbriques, le Largo installe l’auditeur dans un gouffre d’ennui. La lourdeur appuyée du Vivace conclusif n’y fera rien. Un cadeau, pour finir : un extrait de La belle au bois dormant de Tchaïkovski (1890), donné en bis dans une onctuosité rassérénante.

BB