Chroniques

par bertrand bolognesi

Tristan Murail | Le désenchantement du monde
Pierre-Laurent Aimard, Péter Eötvös, Koninklijk Concertgebouworkest

œuvres de Charles Ives et Witold Lutosławski
Concertgebouw, Amsterdam
- 14 septembre 2012
le compositeur nord-américain Charles Ives
© dr

À la veille de ses cent-vingt cinq printemps qui occasionneront une tournée festive sur six continents, le Koninklijk Concertgebouworkest ouvre sa saison dans les murs de Dolf van Gendtavec le premier concert de sa série AAA (six rendez-vous contemporains) – c’est d’ailleurs dans ce cadre que nous découvrions récemment Circle Map de Saariaho [lire notre chronique du 22 juin 2012]. Ce soir, la prestigieuse formation est dirigée par Péter Eötvös dans un programme intitulé Ordre et Chaos (en néerlandais Orde en chaos), vaste sujet qui, après avoir parcouru tout le XXe siècle en croisant plusieurs réponses – en musique, en arts en général, mais encore dans les sciences (et à parler de l’Histoire, on n’en finirait pas) –, interroge encore notre XXIe.

Au cœur de cette soirée, la création hollandaise du Concerto symphonique pour piano et orchestre de Tristan Murail, baptisé Le désenchantement du monde, dont la première mondiale fut confiée à George Benjamin à la tête du Sinfonieorchester des Bayerischen Rundfunks, à Munich le 4 mai dernier, dans le cadre du festival Musica Viva qui en est l’un des commanditaires (avec le New York Philharmonic, le Seoul Philharmonic et le présent le Koninklijk Concertgebouworkest). Comme ici, Pierre-Laurent Aimard tenait alors la partie soliste. Quelques jours après avoir joué Terre d’ombre (2004) à Lucerne, le chef hongrois retrouve donc la musique de Murail avec cette nouvelle œuvre qui poursuit l’aventure spectrale dans le bénéfice de l’apport de plus en plus fin des programmes informatiques exploités par le compositeur français.

Par son titre, Le désenchantement du monde seréfère au sociologue allemand Max Weber qui considéra l’avènement d’une ère nettement scientifique, dans la suite des Lumières, comme l’accès à un monde sans magie, moyennant le trauma induit : la notion de « prosaïsme rationnel » pourrait porter atteinte au sentiment de liberté et de responsabilité humaine. Avec le sous-titre, Concerto symphonique pour piano et orchestre, cette page rend hommage à Ferenc Liszt dont furent choisis la Sonate en si mineur S.178 (1853) et le Concerto en la majeur n°2 S.125 (1861) pour modèles formels (plusieurs parties traitées d’un seul trait qui les mêle).

L’effectif orchestral peu à peu se déploie comme démultiplication des possibilités résonnantes du piano, dans une amplification progressive de l’écriture solistique « en escalier ». La section plus rythmique fait goûter des luisances qui ricochent sur des textures subtilement moirées où les timbres sont discrètement déclinés par la couleur particulière des micro-intervalles. La pièce avance bientôt vers une facture franchement massive où les motifs pianistiques, bien que relayés en délicatesse par la harpe, se fossilisent en une puissance autoritaire. Dans cet entrelacs de rationalité et d’imagination, c’est assurément la « fantaisie » artistique qui a le dernier mot : après une sorte de faux-final tonitruant, Le désenchantement du monde se conclut dans un calme inattendu qui regarde loin.

Cette création était introduite par les Jeux vénitiens écrits par Witold Lutosławski en 1961, à la demande de l’Orchestre de Chambre de Cracovie et de la Biennale de Venise. Avec cet opus, le musicien polonais poursuivait une approche de l’aléatoire, pour ne pas dire de « l’œuvre ouverte ». En marge de l’influence de Bartók (qui, quoique caractérisée, accuserait bientôt ses limites) et de la théorie de Schönberg (qu’il trouvera finalement trop contraignante), le compositeur polonais scellait par Jeux vénitiens sa fascination pour le Concerto pour piano de John Cage, qui lui parut alors idéal de liberté, et la notion d’indétermination chère à l’Américain.

Dès le premier mouvement, l’impression de cluster de cordes non-mesuré, alternant avec des à-plats hyper-précis, est saisissante. Après une conclusion dans la scansion fort impactée des percussions, le mouvement suivant, quasi scherzo, avance dans l’infiniment petit dodécaphonique avec une saveur que Péter Eötvös révèle plus proche de Berg que de Schönberg, jusqu’en son aphorisme conclusif par les vents. Assurément, le public est happé par cette interprétation raffinée, comme en témoigne la concentration extrême qui dans un silence précieux laisse respirer les enchainements. Ainsi le mélismatique récitatif de flûte, dont certains aspects annoncent Aperghis, déambule-t-il en toute sérénité, avant que le quatrième et ultime jeu entrechoque vigoureusement les éléments précédents, à tous les postes, souvent en dehors de toute battue. Au retour d’une partie de percussion scandée largement d’alors se fondre dans l’obstination du piano et le gazouillis de la harpe, soudain définitivement interrompu.

Après l’entracte, nous entendons la très rare Symphonie n°4 de Charles Ives [photo], jouée dans l’édition Thomas M. Brodhead (2011), clé de voûte du parcours du compositeur – avec la Concord-Mass Sonata (1909-1915) et l’Universe Symphony (1911-1954), trois pièces qu’il entreprit simultanément. Et avec elle nous abordons une toute autre appréhension du sujet (ordre/chaos) ! Commencée en 1909 et achevée sept ans plus tard, l’œuvre arbore un monumentalisme avoué qui envahit tout l’espace : devant le grand orgue Maarschalkerweerd, que d’ailleurs elle convoque, siègent le piano soliste tenu par Ralph van Rath, les quatre mains d’un autre piano inclu dans le tutti, enfin le vaste orchestre. Côté Jardin s’ouvrira tantôt une porte vers un groupe de percussions, tandis qu’en haut de Cour une issue laissera entendre un concertino réunissant quelques violons, un alto et une harpe. Vous l’aurez compris : Berlioz et Mahler se rejoignent dans cette spatialisation qui rencontre sa plus impressionnante acception dans le fait que le chœur – Nederlands Concertkoor, dirigé par Boudewijn Jansen – intervienne depuis la salle (les choristes sont installés en tenue banalisée aux côtés du public). Pour diriger tout ce beau monde dans certaines sections particulièrement tumultueuses, un seul chef ne suffirait pas ; aussi Péter Eötvös s’associe-t-il le jeune Bas Wiegers.

Prelude circonscrit l’écoute dans la surprise de rencontrer un tel dispositif où l’aura presque céleste du concertino vient traduire les préoccupations spirituelles du compositeur, traversées par une hymne religieuse dont la présence fragmentée hantera toute la symphonie. Comedy bénéficie d’un travail rigoureusement soigné des différents caractères, du lyrisme chambriste à la fanfare hurlante, dans une humeur qu’on pourrait dire « infernale ». Avant de retrouver une orgie comparable de polytonalités et polyrythmies dans le dernier mouvement, une Fugue élégiaque rassure l’auditeur de certitudes néo-classiques – quelque chose comme la « musique baroque étatsunienne », en quelque sorte –, dans une exceptionnelle épaisseur de la sonorité, soutenue par l’orgue. Le Finale surgit alors dans une indescriptible mêlée des matériaux, transportant nos oreilles dans une dimension qu’elles n’auraient peut-être pas supposées supportable. Une coda chorale reprend l’hymne en sereine conclusion, ponctuée par le bégaiement d’un tambour, jusqu’au silence. Standing ovation pour cette exécution qui laisse pantois !

BB