Chroniques

par bertrand bolognesi

Trio Smetana
œuvres de Beethoven, Brahms, Novák et Suk

Centre Tchèque, Paris
- 23 octobre 2012
le Trio Smetana joue Beethoven, Novák et Suk au Centre Tchèque de Paris
© dr

C’est un rendez-vous avec le violoncelliste Jan Páleníček, le violoniste Jiří Vodička et la pianiste Jitka Čechová, excellents solistes formant le Trio Smetana, que propose le Centre Tchèque de Paris, dans les dessins d’Alén Diviš (1900-1956) qui ornent les murs de son petit auditorium – ainsi que tous les espaces de l’institution qui explorent les tourments inspirés de Poe ou de la Bible, entre autres (exposition à voir depuis le 20 septembre, 18 rue Bonaparte, de 13h à 18h). L’excellente formation (le qualificatif n’est pas exagéré, vraiment) offre un programme des plus copieux, ouvert par le Trio « Gassenhauer » en si bémol majeur Op.11 n°4 de Beethoven (1797).

D’emblée l’Allegro con brio impose l’élégante robustesse d’un phrasé tout à la fois discret et prégnant, dont la nuance s’avère minutieusement soignée. La reprise du thème est plus décisive encore, dans le lyrisme contenu du violon et la souplesse précieuse (aigu compris) du violoncelle que le piano soutient d’un chant orné, tissé même, jamais appuyé, qui concoure à la perfection de l’équilibre général. À une admirable qualité d’écoute mutuelle répond une conduite idéale. Saluons le trait central du piano qui bénéficie d’un remarquable relief, alors que l’artiste dispose d’un quart de queue dont on aurait pu penser qu’il ne le permît pas. La romance violoncellique de l’Adagio central survient dans une lumière enveloppante, relayée par un violon tout simplicité. La traversée s’opère en grande délicatesse mais sans manières. L’exposition du troisième mouvement, un peu « tête folle », se rit du thème emprunté à Weigl dans une humeur furieusement joueuse, au fil de variations dont l’une réserve quelque allure concertante au piano.

Du trop rare (sous nos cieux parisiens) Joseph Suk nous entendons l’Élégie Op.23 dont le lyrisme exacerbe la dense mélopée du violon, très engagé dans la vibration. Comme « en creux », le violoncelle fond cet élan dans un ton plus intime, tandis qu’une nouvelle section affirme une commotion plutôt mafflue. La reprise à trois du thème gagne en profondeur expressive. Après avoir du piano jeté un verre d’eau (si l’on peut dire) dans une résonnance tragique, un petit choral éteint annonce quelques scories du chant initial qui vont se raréfiant vers le jour conclusif, las et grave. Généreuse d’un bout à l’autre, cette interprétation est d’une grande densité.

La première partie de la soirée s’achève avec le Trio « quasi una ballata » en ré mineur Op.27 écrit par Vítězslav Novák (1870-1949) au début du siècle dernier. De ce musicien l’œuvre est encore moins présente chez nous que celle de Suk qui fut son camarade dans la classe de Dvořák au conservatoire de Prague. De fait, nous reconnaissons ici l’influence du vieux maître dans un héritage tout à la fois romantique et « folkloriste » (cet aspect de l’inspiration de Novák gagnera plus d’importance quelques années plus tard). Les mouvements de ce trio s’enchaînent sans pause. Après un introït déchirant surviennent des contrastes mordants qui affirment une souffrance d’une belle santé. S’il faut risquer une comparaison, disons que l’on croise un peu de l’emphase fauréenne, dans la démesure d’un Chausson, voire d’un Lekeu. Entrelacé de figures obstinées, le thème affiche nostalgie et vigueur jusqu’à la trêve tendrement fatiguée du Piu tranquillo central. Au nouvel Allegro de rebondir d’une soudaine fraîcheur, diablement virtuose, que conclut un Andante pathétique qui partage avec Janáček une utilisation comme « froissée » des cordes. Funèbre, l’œuvre concentre trois pizz’ lapidaires, tandis que se détache une dernière note du clavier, exergue nu.

La seconde partie se consacre au Trio en do majeur Op.87 n°2 de Brahms (1882), une page qui jouit ce soir d’un soin tout particulier de la couleur timbrique. À l’élasticité surprenante d’un Allegro musclé succède la tragique déploration de l’Andante con moto, avec ses mines de chanson ancienne, de sombre ballade. Aubref Scherzo de prendre alors ses airs de crime, un mouvement que les Smetana articulent farouchement et dont ils font naître la mélodie dans une éblouissante clarté. Le Finale, tout jubilation et vrombissements, s’enlise dans la lourde machine brahmsienne – seul le compositeur est à mettre en cause, bien sûr.

On connaît bien des ensembles qui auraient circonscrit leur menu avec Beethoven, Novák et Brahms, gardant peut-être la pièce de Suk pour un bis. Le Trio Smetana est moins économe : tant mieux ! Il offre donc le pénultième mouvement du Trio « Dumka » en mi mineur B166 (Op.90) n°4 d’Antonín Dvořák (1891) auquel les instrumentistes confèrent une sorte de jeunesse indicible. Et dans une incroyable largesse, ils ne prendront congé qu’après avoir joué le final, Lento maestoso, dont le thème s’éveille de taches ensoleillées. La demi-teinte subtile du violon de Jiří Vodička fascine dans le rehaut du glas pianistique de Jitka Čechová sur une énigmatique pédale de violoncelle que file parfaitement Jan Páleníček. Après un galop véloce, le lyrisme est partagé dans un bonheur qui sait ne s’exhiber jamais trop. Quel concert !

BB