Chroniques

par bertrand bolognesi

The turn of the screw | Le tour d’écrou
opéra de Benjamin Britten

Opéra national de Bordeaux
- 26 novembre 2008
nouvelle production de The turn of the screw de Britten à l'Opéra de Bordeaux
© frédéric desmesures

Pour cette nouvelle production du Turn of the Screw, septième opéra de Benjamin Britten, Dominique Pitoiset situe l’action dans le salon d’une villa dont la baie ouvre sur un jardin limité, à quelques années près meublé dans la contemporanéité de la création (1954), montrant des éléments de décor brillants par leur raréfaction toujours sensiblement signifiante. À Bly, les enfants dont la charge incombe à un oncle absent bénéficient d’un honnête confort, plus chaleureux qu’il pourrait paraître. Le drame de cette maison : l’emprise sur deux jeunes âmes d’un couple pervers, emprise d’autant rendue facile par le cruel manque d’amour dont souffrent, sans même le savoir, les petits. Dans ce Bly-là de Pitoiset, il fait nuit lorsqu’on chante qu’il est matin, la lumière froide de la lune caresse le parquet à l’heure du thé, on prépare Noël peut-être plus parce qu’il neige sur la balançoire que pour une question de date. Ne sortant pas d’un univers confiné dont profitent les damnés Quint et Jessel, les personnages demeurent loin du réel ; on pourrait dire aussi bien : les vivants sont presque morts. Rendant naturel le retour des défunts, la mise en scène englue sournoisement la Gouvernante dans une obscurité toujours plus oppressante.

Si l’on se souvient de la Gouvernante campée par Mireille Delunschà Aix-en-Provence puis à Paris, il y a quelques années, celle qu’elle incarne à Bordeaux s’enrichit d’autres aspects possibles du rôle. Outre une approche dramatique d’une justesse saisissante, le chant n’est pas en reste, quoiqu’en ait pu laisser présumer l’annonce que le soprano a précautionneusement souhaitée que l’on fît avant les premières mesures. La voix est là, et bien là, nuançant subtilement la musique au gré des intentions, et s’épanouit au plus fort de l’intrigue, la mort de Miles, dans le Malo qu’elle lui emprunte.

À ses côtés, Hanna Schaer est une Mrs Grose attachante, humaine et douce, que les garnements dupent aisément. Au fil des ans, l’instrument n’a rien perdu de sa superbe et de la souplesse dont elle en use. Autre très belle rencontre de cette représentation, la Miss Jessel discrètement perfide –quoi de plus bouleversant que ce fantôme qui supplie à la fenêtre ? –, toute sensualité dans ses soies nocturnes, de Cécile Perrin dont l’impact vocal s’affirme de jour en jour. Malgré quelques soucis de stabilité lorsqu’il tente des aigus piano, Paul Agnew s’acquitte honorablement de la partie de Quint. On regrettera toutefois qu’il ne donne guère corps à un homme qui devrait véhiculer tous les dangers, éveiller peurs et désirs. Sans ériger en idéal la composition remarquable de Brando dans The Nightcomers (le film inspiré par la nouvelle de Henry James à Michael Winner en 1972), et bien que le damné ne pût nuire éteint de la même manière que vif, l’on aurait aimé croiser là une ombre plus charnelle.

La difficulté de l’ouvrage, pour nous, français, qui ne nourrissons pas une longue tradition chorale, est de pourvoir aux deux rôles d’enfants qu’il convoque. Relativement convaincante, Morgane Collomb, soprano de seize ans qui sait paraître moins, livre une Flora assez peu stable (vocalement, s’entend… pour ce qui est du rôle, on le serait à moins !) dont le timbre hésite, surtout au premier acte. En revanche, Louis-Alexandre Désiré offre un Miles étonnant, tant par la voix que par un jeu d’une intelligence incontestable. Lorsque l’enfant sage se laisse investir de pensées troubles, c’est jusqu’à la position du corps qui s’altère ; ange ou démon, l’on ne s’y fierait pas… Sur scène, ce garçon de treize ans est chez lui, c’est évident, et lorsqu’on le dira doté d’une voix à l’intonation infaillible, à la projection généreuse et à la couleur particulière des trebles auxquels Britten se référa sans doute en imaginant le rôle, on rendra compte des qualités de cet exceptionnel bambin.

À la tête de treize instrumentistes de l’Orchestre national Bordeaux Aquitaine, puisque le compositeur a voulu chambriste son Tour d’écrou, Jane Glover ne cède que parcimonieusement au lyrisme induit par certains passages de la partition. C’est bien plutôt une version sur le fil qu’elle dirige, en parfait accord avec la direction d’acteurs précise de Pitoiset. À Britten qui, dans son journal, écrivit de la nouvelle de James, une douzaine d’années avant de l’adapter à l’opéra, qu’il la trouvait « impressionnante, inquiétante et sinistre », les maîtres d’œuvre de la présente réalisation répondent par une vision hitchcockienne diablement menée.

BB