Chroniques

par bertrand bolognesi

The turn of the screw | Le tour d‘écrou
opéra de Benjamin Britten

Bâtiment des Forces Motrices, Genève
- 13 avril 2003
© gtg | carole parodi

Nous avons vu la nouvelle production du Genève Théâtre de Genève, donnée au Bâtiment des Forces Motrices, de The turn of the screw que Britten écrivit en 1954 à partir de la nouvelle éponyme de James.

Un homme très affairé engage une jeune femme en tant que gouvernante pour éduquer ses neveu et nièce dans un domaine éloigné où il compte bien n’avoir jamais à mettre les pieds lui-même, avec cette monstrueuse condition de ne le déranger sous aucun prétexte par les soucis qu’elle pourrait y rencontrer. Elle arrive à Bly, est reçue par l’intendante, Mrs Grose, et fait la connaissance des chérubins. Lors d’une promenade dans le parc, elle est effrayée par un homme étrange apparu sur le donjon. Elle en alerte Mrs Grose, le prenant pour un vagabond ou peut-être un fou qu’on soignerait dans cette partie isolé du domaine. Après une description détaillée, l’intendante déclare que ce ne peut être que Quint, l’ancien valet de la maison, un personnage sans morale qui non seulement a débauché la précédente gouvernante, Miss Jessel, une vraie dame, dit-elle, mais n’a pas épargné de certaines choses l’innocence de Miles, le jeune garçon. Quint est mort, comme Miss Jessel ; c’est donc un fantôme que la nouvelle recrue a rencontré dans le parc.

S’ensuivra une lutte acharnée entre la gouvernante et les revenants – Miss Jessel ne tarde pas à faire, elle aussi, des apparitions –, ceux-ci entendant ne pas renoncer à l’ascendant qu’ils avaient pris de leur vivant sur les petits de Bly. Si elle perdra Flora, la gouvernante s’accrochera désespérément à l’idée de sauver Miles de l’emprise du démon. Sans doute reconnaissant d’un tel amour désintéressé, et peut-être admiratif du courage et de la combativité, le garçon préférera finalement se placer sous sa protection et rejeter l’ombre de Quint. Anéanti, détruit, il disparaît, et la gouvernante se réjouit de sa victoire. Miles en meurt. Elle ne trouve de consolation qu’en chantant la triste mélodie qu’il avait inventée, oh, malo...

Henry Jamesfait publier Le tour d’écrou en 1898, non sans qu’il remuât la bonne société qui se montre choquée par une telle désinvolture à développer une histoire malsaine et sexuellement douteuse. Agé de cinquante-cinq ans, le poète américain vit en Angleterre et véhicule une réputation d’illuminé aux prétentions prophétiques dont la mission serait de proposer, à travers sa littérature, un exorcisme aux maux de la société contemporaine, si bien que certains le surnomment Le rédempteur. On imagine bien comment le puritanisme d’alors a pu recevoir ce texte (d’autant que l’homosexualité était un délit sévèrement punissable, même entre adultes consentants - qu’on se souvienne le scandale du procès Wilde, par exemple) qui, pourtant, connut vite le succès, d’une part parce que les anglais ont depuis longtemps déjà un goût particulier pour les histoires de fantômes et de cottage hanté, d’autre part car il est très pratique de se laisser séduire par le soufre d’un récit excitant tout en le disant haut et fort tout à fait répréhensible et immorale.

Benjamin Brittenprit connaissance de la nouvelle dans les années trente, et entretint pendant plus de vingt ans l’idée d’un jour en faire quelque chose. C’est le librettiste Myfanwy Piper qui l’adaptera pour l’opéra. Le compositeur trouvait là les ingrédients chers à son univers créatif et à ses préoccupations. L’ambiguïté sexuelle et morale du personnage, offrant l’avantage d’une expression personnelle tout en se plaçant du bon côté, est bien de cette farine dont sont pétris d’autres de ses ouvrages, tels The rape of Lucrecia et Death in Venice, mais surtout Peter Grimes et Billy Budd.

Nicolas Briegersigne une mise en scène s’appuyant sur une vraie direction d’acteurs, tout en ménageant un espace qui a sa vie propre, et enferme judicieusement l’action dans une mouvance inquiète. Les murs de tulles savamment éclairés, laissant paraître un discret jeu de miroirs et de doubles, bougent sans cesse, inventent un manoir immense et dangereusement vivant. Une atmosphère terrible s’y crée, lancinante et malsaine. La perversité du personnage de Quint est tout simplement affreuse. On citera, par exemple, la scène où, dans une demi-lumière chargée de sensualité, Miss Jessel remonte, si naturellement qu’il ne peut s’agir que d’une mauvaise habitude, la chemise de nuit de Flora, tandis qu’en face, Miles se montre en tutu au regard souriant et lubrique de Quint. Pour finir, la gouvernante sert Miles contre son cœur dans l’enthousiasme de la victoire ; lorsqu’elle dessert son étreinte, il s’écroule, mort, désarticulé comme un oiseau tombé. Le décor de Mathias Fischer-Dieskau se garde bien de décliner diverses nuances de ténèbres, comme c’est trop souvent le cas, mais laisse opérer ses délicats trompe-l’œil en toute clarté.

Le spectacle bénéficie d’un plateau vocal équilibré et intéressant. Adrian Thompson propose un narrateur à la voix claire, dans une émission fort bien accrochée, affirmant une souple ligne vocale. Le Peter Quint de Kobie van Rensburg joue sur une nasalisation volontaire de la voix pour accentuer certains traits pervers du personnage ; on pourra le mettre cependant en garde contre lui-même en ce sens qu’il s’est trouvé à la juste frontière entre un excès encore supportable et le ridicule de l’outrance vers lequel on sent bien qu’il s’en fallut de peu qu’il ne tombât. Le mezzo-soprano Bella Jones campe une Mrs Grose attachante d’une voix puissante, dont le timbre révéla une grande puissance évocatrice. Enfin, Joan Rodgers prouve une fois de plus l’inappréciable musicalité de son travail, magnifiée par une belle présence scénique.

En fosse, Sir Jeffrey Tate sait entretenir un climat d’angoisse et de peur durant toute la partition, sans s’attarder à certaine moire sonore, avec des percussions un peu trop feutrées toutefois. C’est, en tout cas, précis et efficace.

BB