Chroniques

par bertrand bolognesi

The rape of Lucretia | Le viol de Lucrèce
opéra de Benjamin Britten

Opéra national de Paris / Théâtre des Bouffes du nord
- 14 mai 2021
The rape of Lucretia (Britten), par l’Académie de l’Opéra national de Paris
© studio j’adore ce que vous faîtes | onp

Troubles amours pourraient être le titre sous lequel rassembler la plupart des ouvrages lyriques de Benjamin Britten. Dès 1944, le compositeur britannique conçoit Peter Grimes, observation d’une populace déchaînée qui s’adonne au lynchage symbolique en exilant le pêcheur soupçonné d’un attrait coupable et destructeur pour ses mousses [lire nos chroniques des productions de Tim Albery, David Pountney, Daniel Slater, José Cura et Willy Decker]. En 1950, avec Billy Budd il s’attache à la fixation érotique poussée jusqu’au meurtre légalisé par le complot [lire nos chroniques des productions de Tim Albery, Francesca Zambello, Immo Karaman et Deborah Warner, ainsi que notre dossier sur cette œuvre]. Trois ans plus tard, le voilà s’attelant à Gloriana, passion royale déposée sur le billot [lire nos chroniques des productions de Colin Graham, Phyllida Lloyd, Jiří Heřman et David McVicar]. En 1954, il s’agit d’un jeu malsain de domination entre adultes à travers l’abus sexuel de deux enfants, dans The turn of the screw, sans doute le plus célèbre des opéras de Britten [lire nos chroniques des productions de Luc Bondy, Katie Mitchell, Dominique Pitoiset, Jonathan Kent, Valentina Carrasco, Walter Sutcliffe et Christopher Oram]. Dans ce format chambriste particulier, Death in Venice, l’ultime contribution pour le théâtre chanté (1972), puise, quelque mois après le cinéma de Luchino Visconti (Morte a Venezia, 1971), dans le récit ambigu de Thomas Mann (Der Tod in Venedig, 1912) [lire nos chroniques des productions de Vincent Vittoz, Yoshi Oida, Pier Luigi Pizzi, Deborah Warner et Demis Volpi].

En 1946, The rape of Lucretia est le premier opus lyrique imaginé par Britten pour un effectif instrumental limité. C’est celui qu’a retenu l’Académie de l’Opéra national de Paris, comme déjà ce fut le cas il y a quelques années, pour des raisons pédagogiques et techniques assez évidentes [lire notre chronique du 27 juin 2007]. Le désastre de la libido guerrière en fait l’argument, le viol par le prince étrusque de la fidèle épouse – dans l’antiquité romaine, le terme chasteté désigne le désir pour un seul et toujours même, alors opposé à l’impudeur courtisane – amorçant la révolte d’un peuple tenu sous un joug humiliant. Tandis que les hommes se querellent entre deux combats, Lucretia attend le sien, Collatinus, telle Pénélope éloignant ses prétendants en dénouant chaque nuit le tissage du jour précédent. Avec la complicité de Lisa Navarro pour le décor, Jeanne Candel concentre sa réalisation sur une grande tapisserie, suspendue durant le premier tableau, descendue au sol pour les suivants – ainsi les espaces sont-ils dûment dessinés : le caractère indéfini du camp militaire puis la maison, strictement circonscrite. Il n’y aura pas d’autre métaphore. Si l’illustration à laquelle s’attache chaque geste peut sembler un rien pauvrette dans les premiers pas de la représentation, elle présente double avantage : d’une part, elle est elle-même chasteté à l’égard du texte, telle Lucretia à l’égard de son amour, enfin elle mène à ce qu’ont voulu librettiste (Ronald Duncan) et musicien en n’épargnant à la vue du public ni le viol ni le suicide. Qu’on le considère depuis tel ou tel prisme, l’essentiel de l’œuvre se tient dans la succession très rapprochée de ces deux sommets de la tragédie, ce qui n’a pas échappé à la metteure en scène.

Réunissant des éléments de l’Orchestre-Atelier Ostinato et des instrumentistes de l’Ensemble Multilatérale [lire nos chroniques du 25 janvier 2011, du 13 janvier 2014, du 17 mars 2015, des 9 septembre et 23 novembre 2017, puis du 4 octobre 2020], un groupe de treize sonneurs est installé en haut de scène. Il est placé sous la direction de Léo Warynski [lire nos chroniques du 19 avril 2016, du 26 janvier 2018, du 24 août 2019 et du 21 janvier 2021], un chef soigneux du détail comme du souffle général de cette partition qui use de rappels motiviques. L’équilibre entre fosse (à entendre comme concept et non comme topographie) et octuor vocal est idéal, grâce à une attention de chaque instant.

Quant aux jeunes chanteurs, ils constituent la très bonne surprise de cette avant-première destinée aux professionnels – la première publique des six représentations que se partageront deux distributions aura lieu le mercredi 19 mai, soir officiel du recul du couvre-feu de 19H à 21H et, surtout, de la réouverture des lieux de spectacles, dans le strict respect des modalités édictées par le gouvernement, après plus de sept mois d’un gel injustifiable de la culture vivante. Le ténor fort clair de Tobias Westman est idéal en Male Chorus, le Female Chorus bénéficiant du timbre sombre et plein du soprano Andrea Cueva Molnar. L’agilité et la fraîcheur du chant de Xenia Proshina (soprano) portent aisément le rôle de Lucia. On retrouve l’alto attachant de Cornelia Oncioiu, présent en 2007 dans la production de l’Atelier Lyrique évoquée plus haut : elle incarne une Bianca fondamentalement humaine, avec le beau métier qu’on lui connaît [lire nos chroniques de Roméo et Juliette, Da gelo a gelo, La Resurrezione, Madama Butterfly et Rusalka]. Les trois guerriers ne sont pas en reste, loin s’en faut ! Avec la basse Aaron Pendleton, l’on tient un Collatinus magistralement projeté et doté d’une onctuosité confortable. Le baryton-basse Alexander Ivanov possède indéniablement l’impact nécessaire à la partie de Junius. Enfin, le redoutable Tarquinius revient au baryton étasunien Alexander York que nous avions remarqué il y a trois ans dans Der zerbrochene Krug d’Ullmann à Munich [lire notre chronique du 15 avril 2018] : la voix est brillante et puissants sont ses moyens, sans doute plus appréciables dans un théâtre de plus vastes proportions. Quant à Lucretia, Marie-Andrée Bouchard-Lesieur en signe une incarnation de grande tenue.

À l’issue du spectacle se confirme la conviction que, comme tout chef d’œuvre, The rape of Lucretia révèle sans cesse d’autres aspects à la perception [lire nos chroniques des productions de Londres, Tours, Nantes, de l’Aldeburgh Festival of Music and the Arts, de Cologne et du Glyndebourne Opera Festival] – le scandale du fait du prince trouve aujourd’hui un cuisant retentissement, au regard de l’interprétation psychopolitique de Pommier*, par exemple.

BB

* Gérard Pommier, Occupons le Rond-point, Éditions Le Retrait, 2019