Chroniques

par bertrand bolognesi

Te Deum de Bruckner et Symphonie Op.125 n°9 de Beethoven
Genia Kühmeier, Charlotte Hellekant, Nikolaï Schukoff, Mikhaïl Petrenko

Orchestre national de France, Chœur de Radio France, Christoph Eschenbach
Auditorium / Maison de Radio France, Paris
- 13 avril 2017
Christoph Eschenbach dirige l'ONF et le Chœur de Radio France
© christophe abramowitz | radio France

Deux jours avant de le faire sonner au Grand Théâtre d’Aix-en-Provence, dans le cadre du Festival de Pâques, c’est à l’Auditorium que Christoph Eschenbach dirige ce programme de l’Orchestre national de France, s’associant un quatuor vocal bien choisi et le Chœur maison. Le rendez-vous n’est pas des moindres, puisqu’est donnée ce soir la Symphonie en ré mineur Op.125 n°9 de Ludwig van Beethoven, celle-là même par laquelle le chef concluait dix années à la tête de l’Orchestre de Paris [lire notre chronique du 17 juin 2010].

La tonicité sainement incisive des violons, « parlante », osera-t-on dire, magnifie l’Allegro ma non troppo d’ouverture, sans masquer quelques inexactitudes du côté des bassons et clarinettes, cependant. De fait, il semblerait que les bois ne soient guère en forme, aujourd’hui. Assez rapidement, la tonicité préalable se délite. L’appui sur l’accentuation relativement lourde, parfois même brutale, ne réveille pas une interprétation insuffisamment fuselée. Encore quelques décalages rythmiques surprennent-ils l’écoute. Le deuxième mouvement s’enlise dans une pâte qui entrave nettement l’élévation. Félicitons toutefois cinq cors de saine autorité, ainsi qu’une section de contrebasses remarquable, à défaut d’apprécier la crudité des interventions timbalières qui déjouent l’équilibre général, et la sorte de vacuité dans laquelle se maintiennent des bois plutôt confus. L’Adagio suivant réconcilie avec l’interprétation qui retrouve de la tenue – sans doute le chapitre le plus concluant de cette Neuvième. Quant à l’Ode tant attendue, les imprévisibles aléas de tempo entraînent quelques incertitudes, par-delà l’excellent travail du Chœur (dirigé par Sofi Jeannin) et l’efficacité des solistes. Ainsi l’entrée de Mikhaïl Petrenko (basse) fait-elle grand effet, mais une étrange précipitation de la baguette en censure l’épanouissement. La lumière de Genia Kühmeier (soprano) domine les ensembles où l’on retrouve avec plaisir les voix de Charlotte Hellekant (mezzo-soprano) et de Nikolaï Schukoff (ténor).

Avant la symphonie, nous entendions le Te Deum en ut majeur, écrit par Anton Bruckner entre 1881 et 1884 (rare chez nous, en tout cas). De celui que Ferenc Liszt a surnommé ménestrel de Dieu, la foi fervente habite psaumes, motets et messes, sans parler de certains passages symphoniques où elle fait sens de façon moins affichée – chez Bruckner, presque tout est louange au Créateur. Donné une première fois en mai 1885 à Vienne, dans une version réduisant l’effectif instrumental à deux pianos (dont un tenu par le compositeur), le Te Deum fut véritablement créé, dans le vaste déploiement qu’il prévoit, par Hans Richter au Musikverein, le 10 janvier 1886. Le triomphe fut tel qu’il parcourut bientôt toute l’Allemagne, puis l’Europe, jusqu’à traverser les mers, le monde entier lui réservant un grand succès. Plusieurs chefs de renom s’en firent les champions, à commencer par Gustav Mahler. Révisant volontiers ses œuvres, en éternel insatisfait, Bruckner n’a pas retouché cet opus. En revanche, enlisé dans les difficultés à conclure sa Symphonie en ré mineur n°9, il imaginait qu’on jouât son Te Deum (dont il penserait qu’il le présenterait à Dieu aux portes du Ciel) en guise de quatrième mouvement – ses pronostics se sont vérifiés, puisqu’il s’éteignit le 11 octobre 1896 sans avoir l’achevé.

L’impressionnante masse chorale, soutenue par l’orgue (Sarah Kim) et un tutti grandiose, impose d’emblée de Te Deum laudamus. Contrairement au penchant qu’on lui connaît, et qui opèrerait en seconde partie de concert, Christoph Eschenbach favorise une inflexion leste, dans une joie grave, puissante. La pureté de timbre de Genia Kühmeier est idéale, quand le ténor précis de Nikolaï Schukoff fait s’envoler Tibi omnes angeli (entre autres) vers des sommets proprement aériens. On admire la fluidité de ce duo, bientôt complété par le mezzo chaleureux de Charlotte Hellekant (Tibi cherubim et seraphim). L’œuvre joue sur le contraste entre des effets massifs et des îlots recueillis, comme cette fin de phrase a capella dont la perfection laisse songeur. Le Sanctus choral se dessine sur des cordes sinueuses, insistantes, obstinées. Les choristes font alors preuve d’un art aguerri de la nuance. Le chef ménage au surplace typiquement brucknérien un secret sacré. L’indicible mystère de Sanctum quoque Paraclitum Spiritum s’oppose à l’éclatant Tu rex gloriae. La douceur inouïe d’Aperuisti credentibus est littéralement fondante.

Évident, Nikolaï Schukoff offre un aigu généreux, direct, dans Te ergo quaesumus qu’il maintient dans un lyrisme fort concentré. Le chef veille rigoureusement au grain, au fil d’une lecture issue d’une pensée alerte. La gracilité des flûtes vient contredire les semi-lourdeurs de la plume autrichienne. Sur un orchestre épars, le ténor assume sans sourciller les intervalles redoutables et les aigus souvent acrobatiques (« …tuis famuli subveni… »). Félicitons Luc Héry (violon solo) pour la sonorité gracieuse, à fleur de peau, un rien vieux style qu’il ménage à cette page. La scansion musclée d’Aeterna fac cum sanctis tuis révèle aisément ce qui fascina Mahler.

Encore, le ténor – évident, flamboyant, même ! – invite la séquence suivante, Salvum fac populum tuum, Domine qui veut sauver le monde. À l’aisance du registre haut répond l’assise grave, surprenante, jusqu’à donner le frisson. Mikhaïl Petrenko déploie son bel organe : après le retour du céleste chatoiement violonistique, longueur de voix et caresse du grain déposent Et rege eos et extolle illos usque in aeternum avec une sorte de souveraineté qui laisse coi. La présence du timbre, l’exactitude irréprochable de l’intonation, la richesse de la couleur et l’opulence du format font ici merveille. Après les répons dolents du chœur, le magistral motif du début revient avec (« Per singulos dies benedicimus te »). Miserere nostri confie l’auditoire à l’ineffable récollection.

Ultime numéro de ce Te Deum (pour solistes, orguead libitum, chœur et grand orchestre), In te, Domine, speravi convoque le quatuor vocal sur un accompagnement léger. Grâce à l’égalité des impacts, au même investissement expressif, à une musicalité inspirée, les artistes mènent la fraîcheur du passage vers le confiant bonheur. Et l’entrelacs choral d’aller élégamment son cours, dans un crescendo conduit avec naturel jusqu’à la sérénité. Le final renoue avec la verve héroïque, mais brièvement et sans pompe. La formidable richesse de l’alternance dynamique sied avantageusement à Christoph Eschenbach qui signe une version dont on se souviendra longtemps.

BB